Née en 1918 à Alès (Gard), Jacqueline Ferrand est
bachelière en 1934. En 1936, elle entre à l'Ecole Normale
Supérieure de la rue d'Ulm, où elle passe l'agrégation
(masculine) en 1939. Elle prend immédiatement fonction d'agrégée
préparatrice à l'Ecole Normale Supérieure de Jeunes
Filles. La directrice, Madame Cotton, convaincue que les filles devaient
nourrir les mêmes ambitions intellectuelles que les garçons,
comptait sur cette jeune mathématicienne d'exception pour amener l'enseignement
des mathématiques à Sèvres au niveau de celui de la
rue d'Ulm. Nous avons de nombreux témoignages de l'énergie
avec laquelle Jacqueline Ferrand s'acquitte de cette tâche, dans les
conditions matérielles difficiles de l'époque. Avec la même
énergie elle se lance dans la recherche, sous la direction lointaine
d'Arnaud Denjoy. Elle soutient le 12 juin 1942 une thèse remarquée,
qui lui vaudra d'être distinguée par l'Institut (prix Girbal
BarraI en 1943) et la Fondation Peccot en 1946. Sa carrière universitaire
sera ensuite très rapide : chargée de cours à Bordeaux
en 1943, elle est professeur à Caen en 1945, à Lille en 1948
puis à Paris, de 1956 à sa retraite en 1984.
En 1913, Constantin Carathéodory [C] a fait un pas décisif en introduisant la notion de bout premier. Carathéodory considère des coupures emboîtées de D' . Ce sont des suites desous-domaines emboîtés délimités par des arcs simples reliant deux points du bord, et dont la longueur tend vers 0. Deux suites de coupures sont dites équivalentes si chacune peut être emboîtée dans l'autre. Un bout premier est une classe d'équivalence de coupures emboîtées. Cette définition, qui fait intervenir des longueurs, n'est pas évidemment invariante par transformation conforme. Carathéodory donne une preuve de l'invariance qui repose sur des propriétés fines des fonctions holomorphes.
Dans sa thèse, Jacqueline Ferrand donne une nouvelle preuve de l'invariance conforme des bouts premiers, qui met en évidence le rôle joué par l'aire balayée par la transformation conforme f dans le contrôle de la longueur de l'image de presque toute courbe par f. D'autre part, le fait que f est ouverte permet de passer de presque toute courbe à toute courbe et donc de majorer le module de continuité de f, [F2].
Les estimations précises obtenues conduisent à des conditions suffisantes sur le domaine D' pour que la représentation conforme ait des limites le long de courbes contenues dans le disque et ayant un contact d'ordre élevé avec le bord du disque. Sous des hypothèses plus fortes, elle montre l'existence de la "dérivée angulaire"
en un point a du bord, [Fl].
Pour une bijection conforme (ou holomorphe), l'aire de l'image coïncide avec l'intégrale de Dirichlet
Pour une fonction harmonique u (partie réelle d'une fonction
holomorphe f), l'intégrale de Dirichlet remplace l'aire de
f et le principe du maximum remplace le fait que f est ouverte.
Les méthodes développées pour les représentations
conformes s'étendent donc à l'étude au bord des fonctions
harmoniques, et aussi des fonctions surharmoniques, [F4].
Il est moins classique de discrétiser l'équation des fonctions holomorphes. Jacqueline Ferrand appelle fonction préholomorphe une fonction f à valeurs complexes sur Zh qui satisfait pour tout x de Zh,
La partie réelle et la partie imaginaire d'une fonction préholomorphe sont des fonctions préharmoniques sur les deux sous-réseaux
Z'h = {z dans Zh ; (Re(z) + Im(z))/h est pair}
et
Inversement, toute fonction préharmonique sur Zh est la partie réelle d'une fonction préholomorphe sur Zh. J. Ferrand montre que lorsque le pas h tend vers 0 les fonctions préholomorphes sur Zh convergent vers des fonctions holomorphes sur le domaine D'. Les estimées a priori de module de continuité le long du bord jouent à nouveau un rôle essentiel.
Elle en déduit une preuve très simple du théorème de représentation conforme des domaines non simplement connexes (voir [F5] chapitre V).
Soit D' un domaine plan dont le bord possède au moins une composantes connexe isolée non réduite à un point. Alors il existe une représentation conforme essentiellement unique de D' sur un rectangle privé de segments parallèles à l'un de ses côtés.
La notion de fonction préholomorphe a donné lieu à
de nombreux développements, dont certains très récents,
voir [M].
Soit X un champ de vecteurs localement Lipschitzien, à divergence nulle, sur une variété M munie d'un élément de volume v. Alors X est complet si et seulement si l'opérateur différentiel iX s'étend en un opérateur autoadjoint de L2(v). Supposons que X engendre un groupe à un paramètre d'isométries de M. Ce groupe est périodique si et seulement si l'opérateur iX est d'image fermée.
Ce résultat particulièrement élégant n'a pas
reçu beaucoup d'écho.
Une transformation conforme d'un ouvert de l'espace euclidien Rn est un difféomorphisme dont la différentielle préserve les angles. Cette notion se généralise aux ouverts de Rn munis d'une métrique riemannienne, i.e, d'un produit scalaire dépendant du point, aux sous-variétés de l'espace euclidien, puis aux variétés riemanniennes abstraites. Le prototype d'une variété riemannienne compacte est la sphère
{x dans Rn+1 ; x02 + . . . + xn2 = 1}.
La projection stéréographique réalise un difféomorphisme conforme de la sphère privée d'un point sur l'espace euclidien Rn. Par transport, les similitudes de Rn deviennent des difféomorphismes conformes de la sphère. On voit ainsi que le groupe des transformations conformes de la sphère est non compact.
Théorème [F7]. Si une variété riemannienne
compacte M a un groupe de
transformations conformes non compact, alors M est conforme à
la sphère.
Il s'agit d'estimer a priori le module de continuité d'une transformation
conforme, en dimension quelconque cette fois. Utilisons l'invariant conforme
de 4 points introduit dans [FS]. La définition que nous donnons dans
l'espace euclidien Rn s'étend immédiatement
aux variétés riemanniennes.
Définition. Soient F0, F1 deux compacts connexes disjoints de Rn, La capacité cap(F0, F1) est la borne inférieure des intégrales
pour toutes les fonction lisses u sur Rn telles que u = 0 sur F0, F1 et u = 1 sur F0, F1.
Soient x, y, z, t quatre points de Rn. L'invariant de Ferrand j(x, y, z, t) est la borne inférieure des capacités des couples (F0, F1) de compacts connexes tels que F0 contient x et z et F1 contient y et t.
En utilisant une estimation à priori du module de continuité des fonctions u qui minimisent int |du|n (une généralisation non linéaire et n-dimensionnelle de [F2]), J. Ferrand montre que cette borne inférieure est non nulle. En fait (voir [F11]), à z et t fixés,
est une distance qui définit la topologie usuelle sur Rn \ {z,t} et qui tend vers l'infini si à y fixé x tend vers z.
Pour donner une première idée de l'utilisation faite de
l'invariant j, montrons que, dans une variété riemannienne
quelconque, le groupe G des transformations conformes qui fixent 3
points y, z et t est compact. En effet, G agit par isométries
pour la métrique d et fixe le point y, donc toute suite
d'éléments de G a une sous-suite qui converge C0
vers un homéomorphisme.
Il reste à montrer que la limite est un difféomorphisme conforme,
et que la convergence est Coo. C'est un théorème
de régularité elliptique non linéaire, dû à
F. Gehring et Yu. Reshetnjak dans le cas euclidien, et étendu par
J. Ferrand au cas des variétés riemanniennes, [F9].
On peut tirer plus de l'invariant j. Si une suite fi
de transformations conformes diverge, alors pour toutes suites xi,
zi, ti, si fi(zi)
converge vers z et fi(ti) converge vers
t distinct de z, alors fi(xi) converge vers z
ou vers t. Cela signifie qu'il y a au plus deux limites possibles
z et t. Si z est distinct de t, alors, quitte
à extraire, fi envoie le complémentaire de
tout voisinage de z dans des voisinages arbitrairement petit de t.
Cela entraîne que la variété M est simplement connexe
et sa métrique conformément plate, donc M est conforme
à la sphère.
L'idée d'utiliser une métrique naturellement invariante
sous les transformations conformes remonte à A. Lichnérowicz.
Dans [L], A. Lichnérowicz utilise les métriques à courbure
scalaire constante. Dans les années 60, cette approche était
limitée par le fait que le problème de Yamabe, existence
et/ou unicité d'une métrique à courbure scalaire constante
conforme à une métrique riemannienne donnée, n'était
que partiellement résolu. Le résultat essentiel obtenu depuis
est un pendant analytique du résultat de [F7], dû à R.
Schoen, [7]. Soit (M,g) une variété riemannienne compacte
non conforme à la sphère standard. Alors l'ensemble des métriques
conformes à g, à courbure scalaire constante, est compact.
L'idée de métrique naturellement invariante a été
développée dans la catégorie holomorphe par S. Kobayashi,
[K], avec un grand succès. S'il est vraisemblable que [F8] ait été
influencé par les travaux de S. Kobayashi, la construction de ce
dernier diffère essentiellement de celle de J. Ferrand. La transcription
exacte de la définition de la métrique de Kobayashi à
la catégorie conforme (nécessairement limitée aux variétés
conformément plates) est développée dans [KP].
Il faut plutôt rechercher l'inspiration de J. Ferrand dans la théorie des transformations quasiconformes inaugurée par H. Grötsch [Gr] et L. Ahlfors, [A]. Voici la définition que donne L. Ahlfors. Un quadrilatère est un domaine plan bordé par une courbe de Jordan portant 4 points marqués x, z, y, t. Un tel domaine admet une représentation conforme sur un rectangle qui envoie les points marqués sur les sommets. Ce rectangle est unique à similitude près. Le rapport de deux côtés consécutifs est un invariant conforme du quadrilatère donné, appelé module. Un homéomorphisme f entre domaines plans est dit K-quasiconforme si pour tout quadrilatère Q,
Noter que le module d'un rectangle est exactement la moitié de
la capacité de deux côtés opposés. En dimension
2, la définition de J. Ferrand est donc très proche de l'idée
de L. Ahlfors.
Un homéomorphisme entre domaines plans est quasiconforme si et
seulement si il envoie les petites boules sur des domaines d'excentricité
bornée, voir par exemple [V]. Cette notion garde un sens sur un espace
métrique quelconque. M. Gromov, à la suite de G.D. Mostow et
G.A. Margulis, a mis en évidence le rôle que jouent les transformations
quasiconformes en théorie des groupes : le bord à l'infini
d'un groupe hyperbolique possède une structure quasiconforme, [GP].
Ceci motive des travaux récents, [KR], [H], [HK], où on étudie
la régularité de transformations quasiconformes sur des espaces
métriques de plus en plus généraux. Le point essentiel
dans ces travaux reste l'estimation de l'invariant de Ferrand. Dans une certaine
mesure, la notion d'espace de Loewner, dégagée par J.
Heinonen, caractérise les espaces dont l'invariant de Ferrand est
non trivial. L'invariant de Ferrand joue un rôle crucial dans des travaux
récents, [BP] qui établit la rigidité quasiisométrique
de certains immeubles hyperboliques, et [BK] qui donne une caractérisation
de la sphère standard à quasisymétrie près.
M. Gromov a soulevé le problème de savoir ce qu'il restait
de la théorie quasiconforme en dimension infinie. Cela motive la recherche
d'estimations de l'invariant de Ferrand indépendantes de la dimension,
voir [F11].
L'invariant de Ferrand exploite l'invariance conforme de l'intégrale
||u||oo+||du||n.
Dans [F9], J. Ferrand montre que, si p=n, tout isomorphisme An(M)-> An(N) est induit par une transformation quasiconforme M->N. En revanche, si p n'est pas égal à n, tout isomorphisme Ap(M)-> Ap(N) est induit par un homéomorphisme bilipschitzien M->N. On trouvera un résultat qui va dans le même sens dans [GR].
J. Ferrand va plus loin. Elle caractérise les applications M->N
qui envoient Ap(N) dans Ap(M), pour
p>n. Le cas où p est inférieur à n a été
abordé dans [GGR]. Ce point de vue est développé dans
[P].
Le problème de Lichnérowicz a une généralisation
aux variétés non compactes. On dit qu'un groupe G de transformations
conformes d'une variété riemannienne (M,g) est inessentiel
s'il préserve une métrique riemannienne g' conforme à
g (i.e. proportionnelle à g en chaque point). La question devient
: montrer qu'une variété riemannienne non compacte dont le
groupe conforme est essentiel est conforme à l'espace euclidien Rn.
D.V. Alekseevski en a publié une solution dès 1972, [Al]. C'est
seulement en 1992 que R. Zimmer et K. Gutschera ont trouvé une faille
importante dans la preuve de D.V. Alekseevski.
Voici le contexte qui a amené R. Zimmer à étudier le problème de Lichnérowicz. R. Zimmer s'intéresse aux actions de groupes non compacts sur des variétés compactes, du point de vue des systèmes dynamiques. Si toute variété admet une action ergodique de R, il semble que seules des variétés compactes très spéciales admettent une action ergodique d'un groupe de Lie semi-simple, voir par exemple [La]. Ces groupes portent en eux même une géométrie (voir le programme d'Erlangen de F. Klein) qu'ils transportent sur les variétés sur lesquelles ils agissent, ce qui restreint les possibilités de structures géométriques invariantes, [Z].
Appelons structure géométrique d'ordre r sur une variété M la donnée d'une réduction du fibré des repères d'ordre r à un sous-groupe algébrique du groupe Gln(r) des r-jets de difféomorphismes fixant l'origine dans Rn. Une structure géométrique est de type fini si tout automorphisme est déterminé par son jet d'ordre fini. Par exemple, une métrique (pseudo)-riemannienne, une structure conforme, projective, est une structure de type fini. Une structure symplectique ou complexe ne l'est pas.
Un problème passionnant et actuel est l'étude des variétés compactes munies de structures géométriques de type fini qui admettent un groupe non compact d'automorphismes. Un pas important a été accompli par M. Gromov qui montre que si le groupe d'automorphismes a une orbite dense, alors celle-ci est ouverte, [G]. Les objets cherchés sont donc homogènes "presque partout". Il en résulte par exemple que le groupe d'isométries d'une variété munie d'une métrique lorentzienne analytique réelle est toujours compact, [D]. Pour les structures conformes, le problème est entièrement résolu par [F7].
L'assertion de [Al] qui a attiré l'attention de R. Zimmer est la
suivante. Si G est un groupe fermé d'automorphismes d'une variété
M munie d'une structure géométrique de type fini, et si les
stabilisateurs de tous les points sont compacts, alors G agit proprement
sur M. Dans cette généralité, l'énoncé
est faux. Dans le cas particulier d'une structure conforme, il est équivalent
à la conjecture de Lichnérowicz généralisée,
qui a été résolue récemment par Jacqueline Ferrand,
[F10], ainsi que sa version quasiconforme, [F12]. La solution utilise un
invariant de 3 points, obtenu à partir de l'invariant de 4 points en
faisant tendre un point vers l'infini.
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