Structures algébriques fondamentales

6 Algèbres

6.1 Définitions, morphismes et sous-objets

Définition 6.1.1

Soit \(A\) un anneau commutatif, une \(A\)-algèbre (associative unitaire) est un anneau \(B\) muni d’un morphisme \(ρ \! :A → B\) dont l’image commute avec tous les éléments de \(B\).

Un morphisme de \(A\)-algèbres entre \((B, ρ_B)\) et \((C, ρ_C)\) est un morphisme d’anneau \(φ \! :B → C\) tel que \(φ ∘ ρ_B = ρ_C\).

\begin{tikzcd} 
    B \ar[rr, "φ"] &                                & C \\
                   & A \ar[ul, "ρ_B"]\ar[ur, swap, "ρ_C"] &
  \end{tikzcd}

En particulier toute \(A\)-algèbre est un \(A\)-module, en faisant agir \(a\) par multiplication par \(ρ(a)\), et une application entre deux \(A\)-algèbres est un morphisme de \(A\)-algèbre si et seulement si c’est un morphisme d’anneaux qui est \(A\)-linéaire.

Remarque 6.1.2

On peut définir des algèbres qui ne sont pas unitaires ou mêmes des algèbres qui ne sont pas associatives mais la définition est moins compacte (on ne peut pas se reposer sur la théorie des anneaux) et ces objets plus généraux n’apparaitront pas du tout dans ce cours.

Exemple 6.1.3

D’après le lemme 4.1.10, tout anneau est, de façon unique, une \(ℤ\)-algèbre.

Soit \(𝕂\) un corps. L’anneau \(𝕂[X]\) des polynômes à coefficients dans \(𝕂\), muni de l’inclusion usuelle de \(𝕂\), est une \(𝕂\)-algèbre commutative.

Soit \(𝕂\) un corps et \(E\) un \(𝕂\)-espace vectoriel. L’anneau \(\operatorname{End}(E)\) des endomorphismes de \(E\) muni de \(λ ↦ λ\operatorname{Id}\) est une \(𝕂\)-algèbre. Elle n’est commutative que si \(E\) est de dimension au plus un.

Dans les exemples précédents, la structure d’algèbre est claire et en pratique l’application \(ρ\) est notée par un symbole invisible. C’est le cas pour la plupart des algèbres.

Définition 6.1.4

Une sous-algèbre d’une \(A\)-algèbre \(B\) est un sous-anneau de \(B\) qui est aussi un sous \(A\)-module. Autrement dit, c’est une partie de \(B\) qui contient \(0\) et \(1\) et est stable par addition, passage à l’opposé, multiplication et multiplication par les images des éléments de \(A\).

Lemme 6.1.5

L’image d’une sous-algèbre par un morphisme d’algèbres est une sous-algèbre. La préimage d’une sous-algèbre par un morphisme d’algèbre est une sous-algèbre. Une intersection de sous-algèbres est une sous-algèbre. En particulier on a une notion de sous-algèbre engendrée par une partie, avec toutes les propriétés habituelles pour les sous-objets engendrés.

Preuve

Ce lemme découle immédiatement de la combinaison des lemmes 4.1.14 et 5.1.7.

6.2 Algèbre d’un monoïde

Lemme 6.2.1

algèbre d’un monoïde Soit \(A\) un anneau commutatif et \(M\) un monoïde. Il existe une unique structure de \(A\)-algèbre sur le module libre \(A[M]\) telle que l’application \(M → A[M]\) soit un morphisme de monoïde. L’application de \(A\) dans \(A[M]\) est \(a ↦ a1_M\) et la multiplication est donnée par

\[ \left(∑_m a_m m\right)\left(∑_{m'} b_{m'} m'\right) = ∑_{m, m'} a_mb_{m'} mm'. \]

Si \(M\) est commutatif alors \(A[M]\) l’est aussi et la réciproque est vraie dès que \(A\) est non trivial.

Cette algèbre est appelé la \(A\)-algèbre du monoïde \(M\). Elle vérifie la propriété universelle suivante. Soit \(B\) une \(A\)-algèbre et \(φ \! :M → (B, ×)\) un morphisme de monoïdes. Il existe un unique morphisme de \(A\)-algèbres \(\barφ \! :A[M] → B\) qui étende \(φ\).

Preuve

On commence par l’unicité. On sait que chaque élément de \(A[M]\) s’écrit de façon unique comme somme \(∑_m a_m m\) pour une fonction \(a \! :M → A\) à support fini. Les axiomes d’anneau et de morphisme de monoïde forcent la formule de l’énoncé.

Réciproquement cette formule défini bien une loi de composition interne sur \(A[M]\) (la somme du membre de droite est bien finie car \((m, m') ↦ a_mb_{m'}\) est à support fini). L’inclusion de \(M\) dans \(A[M]\) est clairement compatible avec cette multiplication et l’élément neutre de \(M\), vu comme élément de \(A[M]\), est neutre. On voit aussi que les éléments de \(A\) sont envoyés sur des éléments qui commutent avec tous les éléments de \(A[M]\).

On peut vérifier directement les axiomes d’anneau sans difficulté (à condition de faire les choses dans un ordre judicieux, en particularité la distributivité avant l’associativité de la multiplication). Mais ce il est plus facile de passer par la propriété universelle des \(A\)-module libre \(A[M]\). Soit \(a\) dans \(A[M]\). L’application de \(M\) dans \(A[M]\) qui envoie \(m\) sur \(am\) (défini par la formule ci-dessus) admet une unique extension \(A\)-linéaire de \(A[M]\) dans \(A[M]\) et cette extension est bien donnée par notre formule. Son additivité montre la distributivité à gauche. De même l’additivité de l’extension de \(m ↦ ma\) montre la distributivité à droite. La compatibilité avec la multiplication scalaire de l’extension de \(m ↦ am\) montre que

\begin{align*} a(bc) & = ∑_{m', m''} (b_{m'}c_{m''}) a(m’m”) \\ & = ∑_{m, m', m''} a_m(b_{m'}c_{m''}) m(m’m”) \end{align*}

De même en utilisant l’extension de \(m ↦ mc\), on obtient

\[ (ab)c= ∑_{m, m', m''} (a_m b_{m'})c_{m''} (mm')m'' \]

et on conclut par l’associativité des multiplications dans \(A\) et \(M\).

Si \(M\) est commutatif, la formule de produit montre que \(A[M]\) est commutative. Réciproquement si \(A\) est non trivial et \(A[M]\) est commutative alors pour tout \(m\) et \(m'\) dans \(M\) on a \(mm' = m'm\) dans \(A[M]\) et on conclut par injectivité de \(M → A[M]\) (qui provient de l’hypothèse que \(A\) n’est pas trivial).

Montrons la propriété universelle. Soit \(B\) une \(A\)-algèbre. En particulier \(B\) est un \(A\)-module. Soit \(φ \! :M → B\) un morphisme de monoïdes. La propriété universelle des \(A\)-modules libres permet d’étendre \(φ\) de façon unique en application \(A\)-linéaire \(\barφ \! :A[M] → B\). Soit \(a\) et \(b\) dans \(A[M]\). On calcule en utilisant la linéarité de \(\barφ\) et le fait qu’elle étend \(φ\) :

\begin{align*} \barφ(ab) & = \barφ\left(∑_{m, m'} a_mb_{m'} mm’\right) \\ & = ∑_{m, m'} a_mb_{m'} φ(mm’) \\ & = ∑_{m, m'} a_mb_{m'} φ(m)φ(m’) \\ & = \left(∑_m a_m φ(m)\right)\left(∑_{m'}b_{m'} φ(m’)\right) \\ & = \barφ(a) \barφ(b). \end{align*}

Ainsi \(\barφ\) est aussi compatible avec la multiplication.

Exemple 6.2.2

Soit \(𝕂\) un corps. La \(𝕂\)-algèbre du monoïde \(ℕ\) est l’algèbre des polynômes à coefficients dans \(𝕂\). L’image d’un entier \(n\) dans cette algèbre est notée \(Xⁿ\). Soit \(E\) un \(𝕂\)-espace vectoriel et \(u\) un endomorphisme de \(E\). La \(𝕂\)-algèbre du sous-monoïde engendré par \(u\) est l’algèbre des polynômes en \(u\), elle est isomorphe au sous-anneau de \(\operatorname{End}(E)\) engendré par \(u\) et \(\operatorname{Id}\). Ces deux exemples seront généralisés dans la section suivante.

6.3 Algèbres de polynômes

Définition 6.3.1

Soit \(A\) un anneau commutatif et \(ℐ\) un ensemble. L’algèbre des polynômes d’indéterminées indexées par \(ℐ\) à coefficients dans \(A\) est la \(A\)-algèbre du monoïde commutatif libre sur \(ℐ\). On choisit des symboles, par exemple \(X_i\) pour désigner les images des éléments \(i\) de \(ℐ\) dans cette algèbre et on note l’algèbre \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\).

Le cas le plus courant est celui où \(ℐ\) est un ensemble fini mais le cas général n’est pas plus compliqué. Lorsque deux anneaux \(A\) et \(B\) n’ayant rien à voir entre eux sont en jeu, il est crucial de varier les notations, par exemple pour savoir si \(X\) doit être interprété comme un élément de \(A[X]\) ou de \(B[X]\). Par contre si \(B\) est une \(A\)-algèbre on conservera souvent la même notation.

Les propriétés universelles des monoïdes commutatifs libres et des algèbres de monoïdes impliquent bien sûr que deux ensembles isomorphes (c’est à dire de même cardinal) donnent lieu à des algèbres de polynômes isomorphes.

Proposition 6.3.2 Propriété universelle des algèbres de polynômes

algèbres de polynômes Soit \(A\) un anneau commutatif, \(B\) une \(A\)-algèbre et \(ℐ\) un ensemble. Soit \(b \! :ℐ → B\) une fonction dont l’image est constituée d’éléments qui commutent deux à deux. Il existe un unique morphisme de \(A\)-algèbres \(\operatorname{ev}_b \! :A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] → B\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
  ℐ \rar["b"] \dar[swap]        & B \\
  A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] \ar[ur, dashed, swap, "∃!\, \ev_b"] &
  \end{tikzcd}

Ce morphisme est appelé évaluation en \(b\). Pour toute \(A\)-algèbre \(C\) et tout morphisme de \(A\)-algèbres \(φ \! :B → C\), \(φ ∘ \operatorname{ev}_b = \operatorname{ev}_{φ ∘ b}\).

Preuve

Soit \(B'\) la sous-algèbre de \(B\) engendrée par l’image de \(φ\). L’hypothèse de commutation assure que \(B'\) est commutative. En particulier \((B', ×)\) est un monoïde commutatif.

\begin{tikzcd} 
    ℐ \rar["b"] \dar[swap, "ι_S"]        &  B' \rar[hook] &[-.2cm] B\\[.5cm]
    M_ℐ \ar[ur, dashed, "∃!\, \tilde b"] \dar[swap, "j"] & & \\
    A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] \ar[uur, dashed, swap, "∃!\, \ev_b", bend right=20] & &
  \end{tikzcd}

La propriété universelle du monoïde commutatif libre \(M_ℐ\) sur \(ℐ\) assure l’existence d’un unique morphisme de monoïdes \(\tilde b\) de \(M_ℐ\) dans \(B'\) qui étend \(b\). La propriété universelle des algèbres de monoïdes appliquée à \(\tilde b\) fournit alors le morphisme \(\operatorname{ev}_b\) souhaité (plus exactement on obtient le morphisme souhaité en composant avec l’inclusion de \(B'\) dans \(B\)).

Comme d’habitude, l’unicité de \(\operatorname{ev}_b\) découle de l’unicité dans les deux propriétés universelles utilisées mais il faut faire un tout petit peu attention à l’inclusion de \(B'\) dans \(B\) qui complique très légèrement la discussion. Soit \(ψ \! :A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] → B\) un morphisme d’algèbre tel que \(ψ ∘ j ∘ ι_S = b\). Comme \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\) est engendrée (en tant que \(A\)-algèbre) par \(j ∘ ι_S(ℐ)\), l’image de \(ψ\) est engendrée par \(ψ ∘ j ∘ ι_S(ℐ) = b(ℐ)\) donc c’est \(B'\). On peut donc oublier \(B\) et voir \(ψ\) comme morphisme de \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\) dans \(B'\) et dérouler l’unicité.

Montrons la dernière partie de l’énoncé. Soit \(φ \! :B → C\) un morphisme de \(A\)-algèbres. L’unicité dans la propriété universelle appliquée à \(φ ∘ b\) assure que, pour montrer que \(φ ∘ \operatorname{ev}_b = \operatorname{ev}_{φ ∘ b}\), il suffit de remarquer que \(φ ∘ \operatorname{ev}_b\) est un morphisme de \(A\)-algèbres et que, pour tout \(i\), \(φ ∘ \operatorname{ev}_b(X_i) = φ ∘ b(i)\).

Remarque 6.3.3

anneau commutatif libre En utilisant que chaque anneau est, de façon unique, une \(ℤ\)-algèbre, on obtient comme cas particulier de la proposition précédente que \(ℤ[(Xᵢ)_{i ∈ ℐ}]\) est un anneau commutatif libre sur \(ℐ\) : pour tout anneau \(B\) et toute fonction \(b \! :ℐ → B\), il existe un unique morphisme d’anneaux de \(ℤ[(Xᵢ)_{i ∈ ℐ}]\) dans \(B\) qui étend \(b\).

Définition 6.3.4

Dans le cas où \(ℐ = \{ 1, \dots , n\} \), l’ensemble des fonctions \(b\) intervenant dans la propriété universelle ci-dessus est naturellement un sous-ensemble de \(Bⁿ\), en identifiant \(b\) au \(n\)-uplet de ses images \((b₁, \dots , bₙ)\). Pour tout \(P ∈ A[X₁, \dots , Xₙ]\), on écrit \(P(b₁, \dots , bₙ)\) plutôt que \(\operatorname{ev}_b(P)\).

Remarque 6.3.5

La propriété universelle des algèbres de polynômes est exprimée en termes de \(A\)-algèbres. En général, étant donnée \(B\), le morphisme de \(A\) dans \(B\) est évident. Mais on peut aussi partir d’un anneau commutatif \(A\), d’un anneau \(B\) et d’un morphisme \(ψ \! :A → B\) quelconque. Dans ce cas la propriété universelle, disons dans le cas d’un ensemble fini d’indéterminées, se lit : pour toute famille \(b₁\), …, \(bₙ\) d’éléments de \(B\) qui commutent entre eux deux à deux, il existe un unique morphisme \(\barψ \! :A[X₁, \dots , Xₙ] → B\) tel que \(\barψ\) étend \(ψ\) et envoie chaque \(Xᵢ\) sur le \(bᵢ\) correspondant. La propriété d’extension de \(ψ\) correspond exactement au fait que \(\barψ\) est compatible avec la structure de \(A\)-algèbre fournie par \(ψ\).

Lemme 6.3.6

Si \(B\) est commutative, l’application qui envoie \(P ∈ A[X₁, \dots , Xₙ]\) sur la fonction \((b₁, \dots , bₙ) ↦ P(b₁, \dots , bₙ)\) est un morphisme de \(A\)-algèbres. Son image est appelée l’algèbre des fonctions polynomiales sur \(Bⁿ\).

Preuve

Les opérations sur l’ensemble de fonctions de \(Bⁿ\) dans \(B\) sont définie ponctuellement donc il suffit de vérifier la compatibilité avec l’addition et la multiplication pour chaque point \((b₁, \dots , bₙ)\). Celles-ci sont immédiatement fournies par la propriété universelle. L’unité de \(A[X₁, \dots , Xₙ]\) est bien envoyée sur \(1\) et les polynômes constants (qui forment l’image de \(A → A[X₁, \dots , Xₙ]\)) sont bien envoyés sur les fonctions constantes correspondantes.

Remarque 6.3.7

Le morphisme du lemme n’est pas injectif en général. C’est une de raisons qui imposent le point de vue algébrique sur les polynômes. Par exemple, dans \(ℤ/2ℤ[X]\), le polynôme \(X(X+1)\) n’est pas nul mais la fonction polynômiale correspondante s’annule partout. Plus généralement, si \(A\) est un anneau fini non trivial, l’application de \(A[X]\) dans les fonctions polynomiales sur \(A\) n’est pas injective, son noyau est engendré par le produit des \((X - a)\) pour \(a\) parcourant \(A\).

Lemme 6.3.8

Soit \(A\) un anneau commutatif et \(B\) une \(A\)-algèbre commutative. Pour tout ensemble \(ℐ\), il existe un unique morphisme \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] → B[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
  A \rar \dar        &  B \dar\\
  A[(X_i)_{i ∈ ℐ}] \rar[dashed] & B[(X_i)_{i ∈ ℐ}]
  \end{tikzcd}

Pour tout anneau commutatif \(A\) et tout \(n ≥ 1\), il existe un unique isomorphisme de \(A\)-algèbre entre \(A[X₁, \dots , Xₙ][Xₙ₊₁]\) et \(A[X₁, \dots , Xₙ₊₁]\) qui envoie \(Xᵢ\) sur \(Xᵢ\) pour tout \(i\). Cet isomorphisme sera noté par un symbole invisible et on écrira \(A[X₁, \dots , Xₙ][Xₙ₊₁] = A[X₁, \dots , Xₙ₊₁]\).

Preuve

Pour la première partie, on applique la propriété universelle de \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\) à l’application naturelle de \(ℐ\) dans \(B[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\). Pour la seconde on voit \(A[X₁, \dots , Xₙ₊₁]\) comme \(A[X₁, \dots , Xₙ]\)-algèbre via l’inclusion induite par l’inclusion de \(\{ 1, \dots , n\} \) dans \(\{ 1, \dots , n+1\} \) et on envoie \(Xₙ₊₁\) sur... \(Xₙ₊₁\) (mais l’autre). Bref, ces anneaux sont « égaux ».

Lemme 6.3.9

Soit \(A\) un anneau commutatif. Si \(A\) est intègre alors tous les anneaux de polynômes à coefficients dans \(A\) sont intègres.

Preuve

Supposons \(A\) intègre. Pour tout ensemble \(ℐ\) et tout diviseur de zéro \(P\) dans \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\), il existe un ensemble \(𝒥 ⊂ ℐ\) fini tel que \(A[𝒥]\) contient ce diviseur de zéro et un élément \(Q\) non nul tel que \(PQ = 0\) (en effet chaque élément de \(A[(X_i)_{i ∈ ℐ}]\) est contenu dans un tel sous-anneau). Il suffit donc de montrer le lemme pour des anneaux de polynômes n’ayant qu’un nombre fini d’indéterminées.

On raisonne par récurrence sur le nombre d’indéterminées. Le cas de base est notre hypothèse sur \(A\). Supposons par récurrence que \(A[X₁, \dots , Xₙ]\) est intègre. Supposons qu’il existe un diviseur de zéro \(P\) non nul dans \(A[X₁, \dots , Xₙ₊₁]\). Soit \(Q\) non nul tel que \(PQ = 0\). En utilisant l’isomorphisme \(A[X₁, \dots , Xₙ₊₁] = A[X₁, \dots , Xₙ][Xₙ₊₁]\), on écrit \(P = ∑_{i=0}^d Pᵢ Xₙ₊₁ⁱ\) et \(Q = ∑_{j=0}^{d'} Q_j Xₙ₊₁^j\) où les \(P_i\) et \(Q_j\) sont dans \(A[X₁, \dots , Xₙ]\), \(P_d ≠ 0\) et \(Q_{d'} ≠ 0\) (on utilise ici que \(P\) et \(Q\) sont non nuls). Le coefficient de \(Xₙ₊₁^{d+d'}\) dans \(PQ\) est \(P_d Q_{d'}\) donc \(P_d Q_{d'} = 0\). Comme \(A[X₁, \dots , Xₙ]\) est intègre par hypothèse de récurrence, \(P_d = 0\) ou \(Q_d' = 0\), ce qui est contradictoire.

Remarque 6.3.10 Intermède logique

Le pas de récurrence dans la démonstration ci-dessus n’est pas une démonstration par l’absurde, c’est une démonstration d’une négation. Une démonstration par l’absurde suppose le contraire de l’objectif, démontre une contradiction et en déduit l’objectif. Il s’agit d’un procédé indirect qui repose sur l’axiome du tiers-exclu qui affirme que tout énoncé mathématique est soit vrai soit faux. La négation d’un énoncé affirme que cet énoncé implique une contradiction. La démonstration directe d’une négation consiste donc, comme toute démonstration d’une implication, à supposer l’énoncé et à démontrer la conclusion, ici une contradiction. La confusion entre ces deux types de raisonnements est étonnamment fréquente (mais assez inoffensive dans un contexte ordinaire).

Lemme 6.3.11

Soit \(A\) un anneau commutatif. Il existe une unique application \(A\)-linéaire de \(A[X]\) dans lui-même qui étend \(X^n ↦ nX^{n-1}\). On l’appelle la dérivation des polynômes et on la note \(P ↦ P'\). Elle vérifie la formule de Leibniz \(∀ P\, Q,\, (PQ)' = P'Q + PQ'\).

Preuve

L’existence et l’unicité provient de la propriété universelle des modules libres. L’application \((P, Q) ↦ (PQ)'\) est \(A\)-bilinéaire (c’est à dire \(A\)-linéaire par rapport à \(P\) quand \(Q\) est fixé et inversement) car chaque application partielle est composée d’applications linéaires. Il suffit donc de vérifier la formule de Leibniz pour \(P = X^k\) et \(Q = X^l\) pour tous \(k\) et \(l\) dans \(ℕ\). C’est un calcul immédiat.

6.4 Déterminants

On rappelle la définition suivante (qui n’est pas la plus élégante façon de définir le déterminant mais qui a l’avantage de ne nécessiter aucun prérequis).

Définition 6.4.1

Soit \(A\) un anneau commutatif et \(n ≥ 1\) un entier. Le déterminant d’une matrice \(M ∈ ℳ_n(A)\) est

\[ \det (M) = ∑_{σ ∈ 𝔖ₙ} ε(σ)\prod _{i=1}^n M_{iσ(i)}. \]

La comatrice de \(M\) est la matrice \(\operatorname{co}(M) ∈ ℳ_n(A)\) définie par

\[ \operatorname{co}(M) \! :(i, j) ↦ (-1)^{i+j}\det (M^{i, j}) \]

où \(M^{i, j}\) est la matrice obtenue en supprimant la \(i\)-ème ligne et la \(j\)-ème colonne de \(M\).

Un observation évidente mais cruciale pour généraliser aux anneaux commutatifs de nombreux résultats concernant le déterminant est que le déterminant d’une matrice \(M\) est l’évaluation en \((M₁₁, \dots , Mₙₙ)\) du polynôme

\[ \operatorname{Det}= ∑_{σ ∈ 𝔖ₙ} ε(σ)\prod _{i=1}^n X_{iσ(i)} ∈ ℤ[X₁₁, \dots , Xₙₙ]. \]

Cette observation et ses variantes permettent de faire des calculs dans des anneaux de polynômes à coefficients dans \(ℤ\) et d’en déduire des résultats sur les matrices. Le premier niveau d’utilisation de cette méthode ne fait que formaliser l’idée de calcul qui n’utilise que la définition d’un anneau (commutatif) et donc fonctionne sur tout anneau. Le lemme ci-dessous fait partie de cette catégorie. Le suivant utilise le second niveau qui permet de remplacer des arguments topologiques.

Lemme 6.4.2

Soit \(A\) un anneau commutatif et \(n ≥ 1\) un entier. Pour toute matrice \(M ∈ ℳ_n(A)\), \(M{}^t{\operatorname{co}(M)} = {}^t{\operatorname{co}(M)}M = \det (M)I_n\).

Pour toutes matrices \(M\) et \(N\) dans \(ℳ_n(A)\), \(\det (MN) = \det (M)\det (N)\)

Preuve

Chaque coefficient \((M{}^t{\operatorname{co}(M)})_{i, j}\) est clairement l’évaluation en les \(M_{k, l}\) d’un polynôme \(P_{i, j}\) de \(ℤ[X₁₁, \dots , Xₙₙ]\). De même \({}^t{\operatorname{co}(M)}M\) et \(\det (M)I_n\) correspondent à des familles de polynômes \(Q_{i, j}\) et \(R_{i, j}\). Les calculs qui sont habituellement présentés comme une démonstration du résultat pour des matrices à coefficient dans un corps montrent en fait que \(P_{i, j} = Q_{i, j} = R_{i, j}\) pour tous \(i\) et \(j\). En évaluant ces égalités sur les coefficients d’une matrice \(M\) on obtient le résultat général.

Le deuxième résultat se démontre de la même façon mais plus simplement car il n’y a qu’un polynôme par côté de l’égalité.

Voyons maintenant un véritable exemple d’application de cette idée.

Proposition 6.4.3 Formule de Sylvester

Soit \(A\) un anneau commutatif et \(n ≥ 1\) un entier. Pour toutes matrices \(M\) et \(N\) dans \(ℳ_n(A)\),

\[ \det (I_n + MN) = \det (I_n + NM). \]

Preuve

On présente d’abord la démonstration habituelle pour \(A = ℝ \text{ ou } ℂ\). On observe que \(M(I_n + NM) = M + MNM = (I_n + MN)M\) donc la multiplicativité du déterminant donne \(\det (M)\det (I_n + NM) = \det (I_n + MN)\det (M)\). Si \(M\) est inversible, on peut diviser \(\det (M)\) et obtenir le résultat. On en déduit le cas général par densité des matrices inversibles et continuité de \((M, N) ↦ \det (I_n + NM)\) et \((M, N) ↦ \det (I_n + MN)\).

Cet argument topologique est sans espoir dans un anneau commutatif général (particulièrement s’il n’est pas intègre donc ne se plonge pas dans un corps). Soit \(R = ℤ[X₁₁, \dots , Xₙₙ, Y₁₁, \dots , Yₙₙ]\). Soit \(M₀\) et \(N₀\) les matrices à coefficients dans \(R\) définies par \(Xᵢⱼ\) et \(Yᵢⱼ\) respectivement. Soit \(P₀ = \det (I_n + M₀N₀) ∈ R\) et \(Q₀ = \det (I_n + N₀M₀) ∈ R\). Le même argument que dans le premier paragraphe montre que \(\det (M₀)P = Q\det (M₀)\). Or \(\det (M₀) ≠ 0\) et \(R\) est intègre d’après le lemme 6.3.9, donc \(P₀ = Q₀\). Or, pour tout anneau commutatif \(A\) et toutes matrices \(M\) et \(N\), \(\det (I_n + MN) = P₀(M₁₁, \dots , Nₙₙ)\) et \(\det (I_n + NM) = Q₀(M₁₁, \dots , Nₙₙ)\) donc la formule générale est démontrée.