Structures algébriques fondamentales

5 Modules

5.1 Définitions, morphismes et sous-objets

Dans ce chapitre on étudie la structure de module qui est la généralisation de la structure d’espace vectoriel obtenue lorsqu’on remplace le corps des scalaires par un anneau.

Définition 5.1.1

Soit \(A\) un anneau. Un \(A\)-module est un groupe abélien \(M\) muni d’un morphisme d’anneaux de \(A\) vers \(\operatorname{End}(M)\). Autrement dit, à chaque \(a\) dans \(A\) et \(x\) dans \(M\) on associe un élément de \(M\), simplement noté \(ax\) et appelé multiplication de \(x\) par le scalaire \(a\), de sorte que, pour tous \(a\) et \(b\) dans \(A\) et tous \(x\) et \(y\) dans \(M\) :

  • \(a(x + y) = ax + ay\)

  • \((a + b)x = ax + bx\)

  • \(a(bx) = (ab)x\)

  • \(1x = x\)

Exemple 5.1.2

Tout anneau \(A\) est un \(A\)-module, en utilisant la multiplication comme multiplication scalaire. Si \(M\) est un groupe abélien, c’est un \(\operatorname{End}(M)\)-module, via l’identité de \(\operatorname{End}(M)\). Les groupes abéliens sont exactement les \(ℤ\)-modules. Pour tout corps \(𝕂\), les \(𝕂\)-espaces vectoriels sont exactement les \(𝕂\)-modules. Tout \(𝕂\)-espace vectoriel \(E\) est aussi un \(\operatorname{End}(E)\)-module. Pour tout endomorphisme \(u ∈ \operatorname{End}(E)\) on obtient aussi une structure de \(K[X]\)-module sur \(E\), l’action du scalaire \(P ∈ 𝕂[x]\) étant \(v ↦ P(u)v\).

En une seule occasion, on rencontrera la notion de semi-module sur un semi-anneau, qui est obtenu en remplaçant les mots anneau et groupe abélien par semi-anneau et monoïde commutatif respectivement.

Comme dans la discussion de la définition d’anneau, on peut noter qu’on peut dresser une liste d’axiomes plus courte. En particulier la commutativité de l’addition dans un module découle des autres axiomes. La définition retenue en terme de morphisme de \(A\) dans \(\operatorname{End}(M)\) dispense de ces discussions.

Lorsque \(A\) n’est pas commutatif, on peut préciser que les modules définis ci-dessus sont des \(A\)-modules à gauche et appeler \(A\)-modules à droite les modules sur \(A^\mathrm {op}\) (l’anneau obtenu à partir de \(A\) en utilisant la multiplication \((a, b) ↦ ba\)).

Définition 5.1.3

Un morphisme de \(A\)-modules entre \(M\) et \(M'\) est un morphisme de groupe \(f \! :M → M'\) qui est équivariant pour les actions du monoïde \((A, ×)\) sur \(M\) et \(M'\) :

\[ ∀ a ∈ A, ∀ x ∈ M, f(ax) = af(x). \]

On dit aussi que \(f\) est une application linéaire de \(M\) dans \(M'\), ou même une application \(A\)-linéaire quand il y a un risque d’ambigüité (par exemple tout \(A\)-module est aussi un \(ℤ\)-module et une application peut-être \(ℤ\)-linéaire sans être \(A\)-linéaire). On note \(\operatorname{Hom}_A(M, M')\) l’ensemble des applications \(A\)-linéaires de \(M\) dans \(M'\), on note \(\operatorname{End}_A(M) = \operatorname{Hom}_A(M, M)\) et \(\operatorname{Aut}_A(M) = \operatorname{End}_A(M)^×\).

Exemple 5.1.4

Une application entre groupes abéliens est \(ℤ\)-linéaire si et seulement si c’est un morphisme de groupes. Les applications linéaires de l’algèbre linéaire sont bien des applications linéaires au sens des modules. Les applications \(A\)-linéaires de \(A\) dans lui-même sont les homothéties, c’est à dire les applications de la forme \(x ↦ ax\) pour un \(a\) fixé.

Définition 5.1.5

Un sous-module d’un \(A\)-module \(M\) est un sous-groupe \(N\) de \(M\) qui est stable par multiplication scalaire : \(∀ a ∈ A, ∀ n ∈ N, an ∈ N\). Là encore on peut préciser sous-\(A\)-module en cas d’ambigüité.

Exemple 5.1.6

Dans un \(𝕂\)-espace vectoriel, les sous-\(𝕂\)-modules sont exactement les sous-\(𝕂\)-espaces vectoriels. Les sous-\(ℤ\)-modules d’un groupe abélien sont exactement ses sous-groupes. Les sous-\(A\)-modules de \(A\) sont exactement ses idéaux.

Lemme 5.1.7

L’image d’un sous-module par une application linéaire est un sous-module. La préimage d’un sous-module par une application linéaire est un sous-module. Une intersection de sous-modules est un sous-module. En particulier on a une notion de sous-module engendré par une partie, avec toutes les propriétés habituelles pour les sous-objets engendrés.

Le sous-module engendré par une partie \(S\) est l’ensemble des sommes de la forme \(∑_{s ∈ s} a_s s\) pour une fonction \(a \! :S → A\) à support fini (c’est à dire nulle sauf sur un ensemble fini).

Preuve

Soit \(A\) un anneau commutatif. Soit \(φ \! :M → M'\) une application \(A\)-linéaire entre \(A\)-modules et \(N\) un sous-module de \(M\). Le lemme 3.1.8 assure que \(φ(M)\) est un sous-groupe de \(M'\). Il reste à voir la stabilité par multiplication scalaire. Soit \(n ∈ N\) et \(a ∈ A\). On \(aφ(n) = φ(an)\) et \(N\) est stable donc \(an ∈ N\) puis \(aφ(n) ∈ φ(N)\).

Soit \(N'\) un sous-module de \(M'\). Le même lemme assure que \(φ⁻¹(N')\) est un sous-groupe de \(M\). Soit \(n ∈ φ⁻¹(N')\) et \(a ∈ A\). On a \(φ(an) = aφ(n)\) et \(N'\) est stable donc \(aφ(n) ∈ N'\) puis \(an ∈ φ⁻¹(N')\).

Soit \(𝒩\) une famille de sous-modules de \(M\). Le lemme 3.1.8 assure que \(N₀ = \bigcap _{N ∈ 𝒩} N\) est un sous-groupe de \(M\). Soit \(n ∈ N₀\) et \(a ∈ A\). Pour tout \(N ∈ 𝒩\), \(n ∈ N\) et \(N\) est stable donc \(an ∈ N\). On a donc \(an ∈ N₀\).

Montrons maintenant la description du sous-module engendré par une partie \(S\) de \(M\). Notons \(N\) l’ensemble de l’énoncé. On a \(S ⊂ N\). De plus la stabilité par multiplication scalaire force \(as ∈ ⟨S⟩\) pour tout \(s ∈ S\) et \(a ∈ A\) puis la stabilité par somme force \(N ⊂ ⟨S⟩\). Ainsi il suffit de montrer que \(N\) est un sous-module de \(M\), ce qui est clair.

Remarque 5.1.8

Le premier point du lemme ci-dessus peut paraître choquant quand on pense que les sous-\(A\)-modules de \(A\) sont ses idéaux et que l’image directe d’un idéal par un morphisme d’anneau n’est un idéal que pour les morphismes surjectifs en général. Mais ces deux résultats parlent de classes différentes d’applications. Les applications \(A\)-linéaires de \(A\) dans lui-même sont les homothéties et on peut vérifier directement qu’elles envoient les idéaux sur des idéaux. Les applications \(ℤ\)-linéaires de \(A\) dans un autre anneau commutatif \(B\) sont simplement les morphismes de groupes entre \(A\) et \(B\) et les sous-\(ℤ\)-modules sont les sous-groupe de \(A\). Dans ce cas on retrouve l’absence de condition de surjectivité du lemme 3.1.8 concernant l’image d’un sous-groupe.

Définition 5.1.9

Soit \(A\) un anneau et \((M_i)_{i ∈ ℐ}\) une famille de \(A\)-modules. Le produit des \(M_i\) est le groupe abélien \(P = ∏_i M_i\) équipé de la structure de \(A\)-module définie composante par composante : \(∀ a ∈ A, ∀ m ∈ P, ∀ i ∈ ℐ, (am)_i = am_i\). La somme \(\bigoplus _i M_i\) est le sous-module du produit \(P\) constitué des éléments \(m\) tels que \(\{ i \; |\; m_i ≠ 1\} \) est fini. On l’appelle aussi le coproduit des \(M_i\).

Lemme 5.1.10

produit de modules coproduit de modules Les produits et coproduits de modules vérifient les propriétés universelles analogues à celles de produits et coproduits de groupes. Le produit est muni d’applications linéaires vers ses facteurs et pour construire une application linéaire vers un produit il suffit de donner des applications linéaires vers les facteurs. Le coproduit est muni d’application linéaire depuis ses facteurs et pour construire une application linéaire depuis un coproduit il suffit de donner des applications linéaires depuis les facteurs.

Preuve

Le cas des produits est clair. Voyons comment la condition de finitude qui intervient dans la définition de la somme assure la propriété universelle. Soit \((Mᵢ)_{i ∈ ℐ}\) une famille de \(A\)-modules. Soit \(N\) un \(A\)-module et \((φᵢ \! :Mᵢ → N)_{i ∈ ℐ}\) une famille d’applications linéaires. Pour tout \(m ∈ \bigoplus _i M_i\), on pose \(φ(m) = ∑_i φᵢ(mᵢ)\). Cette somme n’a un sens que parce que tous les \(mᵢ\) sont nuls sauf un nombre fini.

Définition 5.1.11

Soit \(A\) un anneau, \(M\) un \(A\)-module et \((Mᵢ)_{i ∈ ℐ}\) une famille de sous-modules de \(M\). On dit que les \(Mᵢ\) sont en somme directe si l’application de \(\bigoplus _i Mᵢ\) dans \(M\) induite par les inclusions est injective. Lorsqu’elle est de plus surjective, on écrit abusivement \(M = \bigoplus _i Mᵢ\).

5.2 Modules quotients et opérations sur les sous-modules

Proposition 5.2.1

module quotient Soit \(A\) un anneau, \(M\) un \(A\)-module et \(N ⊂ M\) un sous-module. Il existe une unique structure de \(A\)-module sur le groupe quotient \(M/N\) qui fasse de \(π \! :M → M/N\) une application \(A\)-linéaire.

Le quotient \(π \! :M → M/N\) vérifie la propriété universelle suivante. Pour toute application \(A\)-linéaire \(φ \! :M → M'\) telle que \(N ⊂ \ker φ\), il existe une unique application \(\barφ\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
  M \rar["φ"] \dar[swap, "π"]        & M' \\
  M/N \ar[ur, dashed, swap, "∃!\, \bar φ"] &
  \end{tikzcd}

en particulier \(φ\) induit un isomorphisme \(A\)-linéaire de \(M/\ker φ\) dans \(\operatorname{im}φ\).

Pour toute application \(A\)-linéaire \(φ \! :M → M'\) et tout sous-module \(N' ⊂ M'\), tel que \(φ(N) ⊂ N'\), il existe une unique application \(A\)-linéaire \(\hatφ \! :M/N → M'/N'\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
  M \rar["φ"] \dar[swap, "π"]        & M'  \dar["π"]\\
  M/N \rar[dashed, swap, "∃!\, \hat φ"] &  M'/N'
  \end{tikzcd}

Preuve

Il y a déjà une unique structure de groupe sur \(M/N\) qui fasse de \(π\) un morphisme de groupes. Il s’agit donc de s’occuper de la multiplication scalaire. Soit \(a ∈ A\) et \(μ_a ∈ \operatorname{End}(M)\) la multiplication par \(a\). On veut compléter le diagramme

\begin{tikzcd} 
  M \rar["μ_a"] \dar[swap, "π"]        & M  \dar["π"]\\
  M/N \rar[dashed, swap, "\bar μ_a"] &  M/N
  \end{tikzcd}

Le corollaire 3.3.12 assure l’unicité de \(\barμ_a\) et donne la condition nécessaire d’existence \(μ_a(N) ⊂ N\) qui est bien vérifié car \(N\) est un sous-module. Il reste à vérifier que \(a ↦ \barμ_a\) est un morphisme d’anneaux de \(A\) dans \(\operatorname{End}(M/N)\). Montrons que, en plus des propriétés de \(a ↦ μ_a\), cela découle de la commutativité du diagramme ci-dessus, de la surjectivité de \(π\) et du fait que \(π\) est un morphisme de groupes. Soit \(a\) et \(b\) dans \(A\). Pour tout \(m\) dans \(M\) on a \(\barμ_{a+b}(π(m)) = π(μ_{a + b}(m)) = π(μ_a(m) + μ_b(m)) = π(μ_a(m)) + π(μ_a(m)) = \barμ_a(π(m)) + \barμ_b(π(m))\). De même \(\barμ_{ab}(π(m)) = π(μ_{ab}(m)) = π(μ_a ∘ μ_b(m)) = \barμ_a(π(μ_b(m))) = \barμ_a(\barμ_b(π(m)))\) et \(\barμ_1(π(a)) = π(μ_1(a)) = π(a)\).

Montrons maintenant la propriété universelle. Soit \(φ \! :M → M'\) une application \(A\)-linéaire telle que \(N ⊂ \ker φ\). Le théorème 3.3.9 assure que \(φ\) descend en morphisme de groupe \(\barφ \! :M/N → M'\). Il reste à vérifier que \(\barφ\) est \(A\)-équivariant. Soit \(m ∈ M\) et \(a ∈ A\). On a \(\barφ(aπ(m)) = \barφ(π(am)) = φ(am) = aφ(m) = a\barφ(π(m))\).

La dernière partie de l’énoncé découle directement de la partie précédente appliquée à \(π ∘ φ\).

Lemme 5.2.2

Soit \(A\) un anneau et \(M\) un \(A\)-module. L’ensemble des sous-modules de \(M\) est un monoïde commutatif pour l’opération qui envoie \((N, N')\) sur le sous-module \(N + N'\) engendré par \(N ∪ N'\) et appelé somme de \(N\) et \(N'\).

Preuve

Ces propriétés se démontrent exactement comme dans le cas particulier des idéaux qui fait l’objet de la proposition 4.2.15. Montrons l’associativité. Soit \(N\), \(N'\) et \(N''\) des sous-modules de \(M\). Vu l’associativité de la réunion, il suffit de montrer que \(N + (N' + N'') = ⟨N ∪ (N' ∪ N'')⟩\) et \((N + N') + N'' = ⟨(N ∪ N') ∪ N''⟩\). Soit \(P\) un sous-module de \(M\).

\begin{align*} N ∪ (N’ ∪ N”) ⊂ P & ⇔ N ⊂ P \text{ et } N’ ∪ N” ⊂ P \\ & ⇔ N ⊂ P \text{ et } N’ + N” ⊂ P \\ & ⇔ N ∪ (N’ + N”) ⊂ P \\ & ⇔ N + (N’ + N”) ⊂ P \end{align*}

Donc le sous-module \(N + (N' + N'')\) vérifie la propriété universelle qui caractérise \(⟨N ∪ (N' ∪ N'')⟩\). Le cas de \((N + N') + N''\) fonctionne exactement de la même façon.

Le sous-module nul est neutre car \(N + 0 = ⟨N ∪ 0⟩ = ⟨N⟩ = N\) et de même \(0 + N = N\).

La commutativité découle directement de celle de la réunion puisque, pour tous sous-modules \(N\) et \(N'\), \(N + N' = ⟨N ∪ N'⟩ = ⟨N' ∪ N⟩ = N' + N\).

Lemme 5.2.3

Soit \(A\) un anneau, \(I ⊲ A\) un idéal, \(M\) un \(A\)-module. Le sous-module engendré par l’ensemble des \(im\) avec \(i ∈ I\) et \(m ∈ M\) est l’ensemble des sommes de tels éléments. On le note \(IM\).

L’opération \(I ↦ (N ↦ IN)\) fait du monoïde des sous-modules de \(M\) un semi-module sur le semi-anneau des idéaux de \(A\).

Il existe une unique structure de \(A/I\)-module sur le groupe abélien \(M/IM\) qui fasse commuter

\begin{tikzcd} 
    A \rar[] \dar[swap, "π"]        & \End_ℤ(M/IM) \\
    A/I \ar[ur, dashed, swap, "∃!"] &
  \end{tikzcd}

Pour toute application \(A\)-linéaire \(φ \! :M → M'\), il existe une unique application \(A/I\)-linéaire \(\barφ\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
  M \rar["φ"] \dar[swap, "π"]        & M'  \dar["π"]\\
  M/IM \rar[dashed, swap, "∃!\, \bar φ"] &  M'/IM'
  \end{tikzcd}

Cette construction est fonctorielle : \(\overline{\operatorname{Id}_M} = \operatorname{Id}_{M/IM}\) pour tout \(M\) et \(\overline{φ ∘ ψ} = \barφ ∘ \barψ\). En particulier si \(φ\) est un isomorphisme alors \(\barφ\) aussi.

Preuve

Le sous-module engendré par les \(im\) contient leurs sommes donc il suffit de montrer que l’ensemble des \(∑_λ i_λ m_λ\) est bien un sous-module. Il s’agit clairement d’un sous-groupe. Pour tout \(a\) dans \(A\) on a \(a∑_λ i_λ m_λ = ∑_λ (ai_λ) m_λ\) et chaque \(ai_λ\) est dans \(I\) car \(I\) est un idéal.

Soit \(I\) un idéal de \(A\) et \(N\) et \(N'\) des sous-modules de \(M\). Pour tout \(i\) dans \(I\), on note \(μ_i ∈ \operatorname{End}_A(M)\) la multiplication par \(i\). Montrons que \(I(N+N')\) vérifie la propriété universelle de \(IN + IN\). Soit \(P\) un sous-module de \(M\).

\begin{align*} I(N+N’) ⊂ P & ⇔ ∀ i ∈ I, ∀ m ∈ N + N’, im ∈ P\\ & ⇔ ∀ i ∈ I, μ_i(N+N’) ⊂ P \\ & ⇔ ∀ i ∈ I, μ_i(⟨N ∪ N’⟩) ⊂ P \\ & ⇔ ∀ i ∈ I, ⟨μ_i(N) ∪ μ_i(N’)⟩ ⊂ P \\ & ⇔ ∀ i ∈ I, μ_i(N) ∪ μ_i(N’) ⊂ P \\ & ⇔ (∀ i ∈ I, μ_i(N) ⊂ P) \text{ et } (∀ i ∈ I, μ_i(N’) ⊂ P) \\ & ⇔ IN ⊂ P \text{ et } IN’ ⊂ P \\ & ⇔ IN ∪ IN’ ⊂ P \\ & ⇔ IN + IN’ ⊂ P \end{align*}

Ainsi \(I(N+N') = IN + IN'\). On montre de façon analogue que, pour tous idéaux \(I\) et \(J\) dans \(A\) et tout sous-module \(N\) de \(M\), \(I(JN) = (IJ)N\). Le fait que \(0N = 0\) est clair (mais cela ne découle pas immédiatement de l’additivité car les idéaux de \(A\) ne forment pas un groupe). Enfin, pour tout sous-module \(N\), \(1N = N\) car \(N\) est stable par multiplication scalaire donc \(IN ⊂ N\) pour tout \(I\) et \(1N ⊃ μ₁(N) = N\).

On passe maintenant à l’étude des quotients. Soit \(I\) un idéal de \(A\). On a déjà vu dans la proposition 5.2.1 d’où provient la structure de \(A\)-module sur \(M/IM\). Il s’agit de voir que le morphisme d’anneau \(μ\) de \(A\) dans \(\operatorname{End}_ℤ(M/IM)\) descend de façon unique à \(A/I\). D’après la propriété universelle des anneaux quotients, il suffit de vérifier que \(I ⊂ \ker μ\). Soit \(i ∈ I\) et \(x ∈ M/IM\). Soit \(m ∈ M\) tel que \(x = π(m)\). On a \(μ_i(x) = μ_i(π(m)) = π(μ_i(m)) = 0\) où la dernière égalité provient de \(μ_i(m) ∈ IM\).

Pour la dernière partie, on considère une application \(A\)-linéaire \(φ \! :M → M'\). On veut la descendre en application \(A\)-linéaire de \(M/IM\) dans \(M'/IM'\). Toujours d’après la même proposition 5.2.1, il s’agit de vérifier que \(φ(IM) ⊂ IM'\). Puisque \(IM'\) est un sous-module, il suffit de vérifier que, pour tout \(i\) dans \(I\) et \(m\) dans \(M\), \(φ(im) ∈ IM'\), ce qui est clair par linéarité de \(φ\). La fonctorialité découle de l’unicité comme d’habitude (voir par exemple la démonstration du corollaire 3.4.5).

5.3 Modules libres

Les modules libres sont ceux qui admettent une base, ce qui n’est pas automatique lorsque l’anneau des scalaires n’est pas un corps. Dans la définition suivante, la base est l’application \(ι\).

Définition 5.3.1

module libre Soit \(S\) un ensemble et \(A\) un anneau commutatif. Un \(A\)-module libre sur \(S\) est un groupe \(M\) muni d’une application \(ι \! :S → M\) qui vérifie la propriété universelle suivante : pour tout \(A\)-module \(M'\) et toute fonction \(f\) de \(S\) dans \(M'\), il existe une unique application \(A\)-linéaire \(\bar f \! :M → M'\) tel que \(f = \bar f ∘ ι\).

\begin{tikzcd} 
  S \rar["f"] \dar[swap, "ι"]        & M' \\
  M \ar[ur, dashed, swap, "∃!\, \bar f"] &
  \end{tikzcd}

Exemple 5.3.2

Soit \(𝕂\) un corps, \(E\) un \(𝕂\)-espace vectoriel et \(e \! :\{ 1, \dots , n\} → E\) une base de \(E\). Alors \((E, e)\) est un module libre sur \(\{ 1, \dots , n\} \).

Proposition 5.3.3

Soit \(S\) un ensemble et \((M, ι)\) un \(A\)-module libre sur \(S\). Tout élément de \(M\) s’écrit de façon unique comme \(∑_{s ∈ S} a_s ι(s)\) pour une fonction \(a \! :S → A\) à support fini (la somme a donc bien un sens).

Réciproquement, pour tout un \(A\)-module \(M\) et tout \(ι \! :S → M\), si tout élément de \(M\) s’écrit de façon unique comme \(∑_{s ∈ S} a_s ι(s)\) pour une fonction \(a \! :S → A\) à support fini alors \((M, ι)\) est un \(A\)-module libre sur \(S\).

Preuve

Montrons d’abord que \(ι(S)\) engendre \(M\). La projection canonique de \(M\) sur \(M/⟨ι(S)⟩\) et le morphisme nul entre ces modules étendent tous deux la fonction nulle de \(S\) dans \(M/⟨ι(S)⟩\). Par unicité dans la propriété universelle, ces deux morphismes sont égaux. Or la projection est surjective donc \(M/⟨ι(S)⟩ = \{ 0\} \).

Soit \(x\) un élément de \(M\). Le paragraphe précédent et le lemme 5.1.7 assurent l’existence d’une écriture de \(x\) comme annoncé. Supposons maintenant que \(x\) s’écrive \(∑_{s ∈ S} a_s ι(s)\) et \(∑_{s ∈ S} b_s ι(s)\) pour deux fonctions \(a\) et \(b\) à support fini. Pour tout \(s\) dans \(S\), on considère la fonction \(δ_s \! :S → A\) qui vaut un en \(s\) et zéro ailleurs. On note \(Δ_s\) son extension à \(M\) promise par la propriété universelle. En appliquant \(Δ_s\) aux deux sommes on obtient \(a_s = b_s\).

Réciproquement, supposons maintenant que \((M, ι)\) vérifie cette condition d’écriture unique. Soit \(M'\) un \(A\)-module et \(f\) une fonction de \(S\) dans \(M'\). Montrons d’abord l’unicité de \(\bar f\) car cela aidera pour l’existence. Soit \(x ∈ M\). Par hypothèse on peut écrire \(x = ∑_s a_s ι(s)\). On calcule :

\begin{align*} \bar f(x) & = \bar f\left(∑_s a_s ι(s)\right) \\ & = ∑_s a_s\bar f(ι(s)) \text{ car $\bar f$ est $A$-linéaire}\\ & = ∑_s a_sf(s) \text{ car $\bar f ∘ ι = f$}\\ \end{align*}

Donc la valeur de \(\bar f(x)\) est uniquement spécifiée par nos contraintes.

Pour l’existence de \(\bar f\), on peut utiliser l’unicité de l’écriture comme somme pour définir \(\bar f\) par la formule ci-dessus. Il reste à montrer qu’on obtient bien une application linéaire. Soit \(x\) et \(y\) dans \(M\). Comme \((M, +)\) est abélien, on peut écrire \(x + y = ∑_s (a_s + b_s)ι(s)\) et calculer :

\begin{align*} \bar f(x + y) & = \bar f\left(∑_s (a_s + b_s)ι(s)\right) \\ & = ∑_s (a_s + b_s)f(s) \text{ par définition de $\bar f$}\\ & = ∑_s a_sf(s) + ∑_s b_sf(s)\\ & = \bar f(x) + \bar f(x). \end{align*}

La compatibilité avec la multiplication par un scalaire est encore plus directe à vérifier.

Corollaire 5.3.4

Soit \(𝕂\) un corps et \(S\) un ensemble. Un \(𝕂\)-espace vectoriel libre sur \(S\) est un \(𝕂\) espace vectoriel équipé d’une base indexée par \(S\). En particulier tout \(𝕂\)-espace vectoriel est libre.

Remarque 5.3.5

La proposition précédente reste valable pour les semi-modules libres sur un semi-anneau commutatif. La démonstration ne nécessite aucune modification si ce n’est que nous n’avons pas défini les quotients de monoïdes commutatifs (il y a une soustraction cachée dans la définition des quotients de groupes abéliens). On peut se contenter de la deuxième partie qui est celle qui sert en pratique, ou bien construire ces quotients. Le point clef est que la bonne relation à associer à un sous-monoïde commutatif \(M'\) d’un monoïde commutatif \(M\) est définie par \(x ∼ x'\) s’il existe \(y\) et \(y'\) dans \(M'\) tels que \(x + y = x' + y'\).

La réciproque dans la proposition précédente fournit nos premiers exemples de modules libres sur un anneau quelconque.

Exemple 5.3.6

Pour tout entier naturel \(n {\gt} 0\), le module \(Aⁿ\) est libre sur \(\{ 1, \dots , n\} \) via la « base canonique » qui envoie chaque \(i\) sur le \(n\)-uplet \(eᵢ\) dont toutes les composantes sont nulles sauf la \(i\)-ème qui vaut un.

L’exemple ci-dessus est limité aux ensembles finis mais il s’agit d’un obstacle psychologique, la démonstration de la proposition suggère la construction générale suivante.

Définition 5.3.7

Pour tout ensemble \(S\), on note \(A[S]\) l’ensemble des fonctions à support fini de \(S\) dans \(A\) muni de l’addition et la négation ponctuelles et de fonction nulle comme élément neutre. On note \(δ\) la fonction de \(S\) dans \(A[S]\) qui envoie \(s\) sur le Dirac en \(s\), c’est à dire la fonction qui envoie \(s'\) sur \(1\) si \(s = s'\) et zéro sinon.

Corollaire 5.3.8

Pour tout ensemble \(S\), \(A[S]\) muni de \(δ \! :S → A[S]\) est un \(A\)-module libre sur \(S\).

Preuve

La vérification des axiomes de module pour \(A[S]\) est immédiate à partir des axiomes de module de \(A\). La proposition assure le reste.

On appelle souvent \(A[S]\) le \(A\)-module libre sur \(S\). Comme d’habitude, cet abus est justifié par le fait que la propriété universelle entraîne une caractérisation à unique isomorphisme près :

Lemme 5.3.9

Soit \(S\) un ensemble et \(A\) un anneau commutatif. Si \((M, ι)\) et \((M', ι')\) sont deux \(A\)-modules libres sur \(S\) alors il existe un unique isomorphisme de \(M\) vers \(M'\) qui fait commuter

\begin{tikzcd} 
    & S \ar[dl, swap, "ι"] \ar[dr, "ι'"] & \\
    M \ar[rr, Isom, swap, dashed, "∃!"] & & M'
  \end{tikzcd}

On a aussi l’analogue suivant du corollaire 3.4.5.

Corollaire 5.3.10

Pour toute application \(f\) entre ensembles \(S\) et \(S'\), il existe une unique application \(A\)-linéaire \(A[f] \! :A[S] → A[S']\) telle que

\begin{tikzcd} 
  S \rar["f"] \dar[swap, "δ"]        & S'  \dar["δ"]\\
  A[S] \ar[r, dashed, swap, outer sep=1ex, "∃!\, {A[f]}"] &  A[S']
  \end{tikzcd}

De plus \(A[\operatorname{Id}_S] = \operatorname{Id}_{A[S]}\) et, pour toute fonction \(g \! :S' → S''\), \(A[g ∘ f] = A[g] ∘ A[f]\).

Preuve

Pour obtenir \(A[f]\), on applique la propriété universelle de \(A[S]\) à l’application \(δ ∘ f \! :S → A[S']\). Comme \(\operatorname{Id}_{A[S]} ∘ ι = ι ∘ \operatorname{Id}_S\), l’unicité dans la propriété universelle assure \(A[\operatorname{Id}_S] = \operatorname{Id}_{A[S]}\). Pour la formule de composition, on contemple le diagramme suivant

\begin{tikzcd} 
  S \rar["f"] \dar[swap]        & S'  \dar \rar["g"] & S'' \dar \\
  A[S] \rar[swap, "{A[f]}"] &  A[S'] \rar[swap, "{A[g]}"] & A[S'']
  \end{tikzcd}

Comme les deux carrés commutent, le grand rectangle commute. L’unicité dans la définition de \(A[g ∘ f]\) assure alors que \(A[g ∘ f] = A[g] ∘ A[f]\).

Corollaire 5.3.11

monoïde commutatif libre groupe abélien libre Pour tout ensemble \(S\), il existe un groupe abélien libre sur \(S\) et un monoïde commutatif libre sur \(S\).

Preuve

Il suffit d’appliquer les résultats de cette section à \(A = ℤ\) et à \(A = ℕ\) respectivement, en utilisant la remarque 5.3.5 pour ce dernier cas.

Lemme 5.3.12

Soit \(A\) un anneau commutatif, \(I ⊲ A\) et \(S\) un ensemble. Pour tout \(A\)-module \((M, i)\) libre sur \(S\), \((M/IM, π ∘ i)\) est libre sur \(A/I\).

Preuve

Soit \(N\) un \(A/I\) module et \(φ \! :S → N\) une fonction. Comme \(N\) est un \(A/I\)-module, c’est aussi un \(A\)-module. Par liberté de \((M, i)\), \(φ\) s’étend en application \(A\)-linéaire \(\tildeφ \! :M → N\).

\begin{tikzcd} 
  S \rar["φ"] \dar[swap, "i"]        & N \\[.75cm]
  M \ar[ur, dashed, "∃!\, \tilde φ"] \dar[swap, "π"] & \\
  M/IM \ar[uur, dashed, swap, bend right=20, "∃!\, \bar φ"] &
  \end{tikzcd}

Pour montrer que \(\tildeφ\) descend à \(M/IM\), il suffit de montrer que, pour tout \(i ∈ I\) et \(m ∈ M\), \(\tildeφ(im) = 0\) (car \(IM\) est engendré par ces éléments). Or \(\tildeφ\) est \(A\)-linéaire donc \(\tildeφ(im) = i\tildeφ(m)\) qui est nul car l’action scalaire de \(A\) sur \(N\) passe par \(A/I\). L’unicité s’obtient comme d’habitude en composant les unicités des deux propriétés universelles utilisées (voir par exemple la démonstration de la proposition 3.7.3).

La proposition suivante étend le théorème de la dimension aux modules libres en se ramenant au cas des espaces vectoriels via la proposition 4.2.29 qui assure que tout anneau commutatif possède un quotient qui est un corps.

Proposition 5.3.13

Soit \(A\) un anneau commutatif non trivial et \(S\) et \(S'\) deux ensembles. Deux \(A\)-modules libres \((M, i)\) et \((M', i')\) sur \(S\) et \(S'\) respectivement sont isomorphes si et seulement si \(S\) et \(S'\) ont même cardinal.

Plus généralement s’il existe une application linéaire injective (resp. surjective) de \(M\) dans \(M'\) alors \(♯S ≤ ♯S'\) (resp. \(♯S ≥ ♯ S'\)).

Preuve

Si \(φ \! :S → S'\) est une bijection alors on obtient un isomorphisme entre \(M\) et \(M'\) par le corollaire 5.3.10.

Réciproquement supposons que \(φ \! :M → M'\) soit un isomorphisme linéaire. Soit \(I\) un idéal maximal de \(A\) fournit par la proposition 4.2.29, de sorte que \(A/I\) est un corps d’après le lemme 4.2.26. Le lemme 5.2.3 fournit un isomorphisme \(A/I\)-linéaire \(\barφ \! :M/IM → M'/IM'\). Or le lemme 5.3.12 assure que \(M/IM\) et \(M'/IM'\) sont des \(A/I\)-modules libres sur \(S\) et \(S'\). Le corollaire 5.3.4 assure donc que ce sont des \(A/I\)-espaces vectoriels de dimension \(♯S\) et \(♯S'\). On conclut par le théorème de la dimension.

De même si \(φ\) est injective (resp. surjective) alors \(\barφ\) est injective (resp. surjective) et on conclut encore par la théorie de la dimension.

Définition 5.3.14

Le rang d’un module libre est le cardinal commun assuré par la proposition précédente. On ne l’appelle pas « dimension » pour prévenir tout optimisme excessif.

Exemple 5.3.15

Soit \(A\) un anneau commutatif intègre. Les sous-\(A\)-modules libres de rang \(1\) dans \(A\) sont exactement les idéaux principaux non nuls de \(A\). L’idéal nul est le seul sous-module de rang \(0\) dans \(A\).

5.4 Suites exactes courtes

Définition 5.4.1

Soit \(A\) un anneau commutatif. Une suite exacte de \(A\)-modules est une suite \((Mᵢ)_{i ∈ ℤ}\) de \(A\)-modules munie d’applications \(A\)-linéaires \(fᵢ \! :Mᵢ → Mᵢ₊₁\) telles que

\[ ∀ i, \operatorname{im}fᵢ = \ker fᵢ₊₁. \]

Une suite exacte est courte si elle comporte au plus trois termes \(Mᵢ\) non nuls et que ces termes sont successifs. On écrit une telle suite sous la forme

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p"] & Q \rar & 0.
  \end{tikzcd}

Lemme 5.4.2

Dans une suite exacte courte

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p"] & Q \rar & 0,
  \end{tikzcd}

\(i\) est injective et \(p\) est un quotient de noyau l’image \(i(M)\).

Preuve

La première flèche est forcément l’application nulle car c’est la seule application \(A\)-linéaire partant du module nul. La condition d’exactitude en \(M\) est donc \(\operatorname{im}0 = \ker i\) donc \(\ker i = 0\). De même la dernière flèche est nulle car c’est la seule application à valeur dans le module nul. La condition d’exactitude en \(Q\) est donc \(\operatorname{im}p = \ker 0\) donc \(\operatorname{im}p = Q\) et \(p\) est surjective. Enfin la condition d’exactitude en \(N\) est exactement \(\ker p = \operatorname{im}i\).

Exemple 5.4.3

Soit \(A\) un anneau commutatif.

  • Pour tout sous-module \(M\) d’un \(A\)-module \(N\), on a la suite exacte

    \begin{tikzcd} 
      0 \rar & M \rar[hook] & N \rar["π"] & M/N \rar & 0.
      \end{tikzcd}
  • Pour tous \(A\)-modules \(M₁\) et \(M₂\), on a la suite exacte

    \begin{tikzcd} 
        0 \rar & M₁ \rar["i₁"] & M₁ ⊕ M₂ \rar["\pr₂"] & M₂ \rar & 0
        \end{tikzcd}

    où \(i₁ \! :m₁ ↦ (m₁, 0)\) et \(\operatorname{pr}₂ \! :(m₁, m₂) ↦ m₃\).

Le premier exemple ci-dessus est, à isomorphisme près, la seule façon de construire une suite exacte courte. Par contre l’aspect symétrique du second exemple est très spécial, en particulier parce que le module du milieu contient une copie du module de droite. Ainsi la suite exacte

\begin{tikzcd} 
0 \rar & nℤ \rar[hook] & ℤ \rar["π"] & ℤ/nℤ \rar & 0
\end{tikzcd}

ne peut pas être de cette forme spéciale car \(ℤ\) ne contient pas de copie de \(ℤ/nℤ\) si \(n ≠ 0\) (\(ℤ\) ne contient aucun élément d’ordre \(n\)). À retenir : en algèbre linéaire sur un corps, utiliser un supplémentaire plutôt qu’un quotient est une simple faute de goût, sur un anneau général ce peut être une erreur cruciale. Cet exemple explique aussi pourquoi \(ℤ/nℤ\) est souvent le premier quotient rencontré explicitement : il n’y a pas de supplémentaire de \(nℤ\) susceptible de le remplacer.

Définition 5.4.4

Une suite exacte courte

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

est scindée s’il existe des modules \(M₁\) et \(M₂\) et des isomorphismes qui font commuter le diagramme suivant

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] \dar[Isom] & N \rar["p"] \dar[Isom] &
  Q  \dar[Isom] \rar & 0 \\
  0 \rar & M₁ \rar["i₁"] & M₁ ⊕ M₂ \rar["\pr₂"] & M₂ \rar & 0
  \end{tikzcd}

Avant de donner une caractérisation commode des suites scindées, on a a besoin d’un détour par la notion de projecteur. Cette notion fonctionne exactement comme en algèbre linéaire sur un corps, il n’y a aucune surprise.

Définition 5.4.5

Soit \(M\) un \(A\)-module. Un projecteur sur \(M\) est une application \(p ∈ \operatorname{End}_A(M)\) telle que \(p ∘ p = p\).

Lemme 5.4.6

Soit \(M\) un \(A\)-module et \(p ∈ \operatorname{End}_A(M)\) un projecteur. On a \(M = \ker p ⊕ \operatorname{im}p\).

Preuve

On a \(M = \ker p + \operatorname{im}p\) car \(∀ m, m = (m - p(m)) + p(m)\) où le premier morceau est dans \(\ker p\) car \(p\) est un projecteur. Montrons que la somme est directe. Soit \(x ∈ \ker p\) et \(z\) tels que \(x + p(z) = 0\). On a \(x = - p(z) = p(-z)\) puis, en appliquant \(p\) et en utilisant que \(x\) est dans \(\ker p\), on obtient \(0 = p(x) = p(p(-z)) = p(-z)\). Ainsi \(p(-z) = 0\) et donc \(x = 0\) et \(p(z) = 0\).

Lemme 5.4.7

Une suite exacte courte

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

est scindée si et seulement si il existe une application linéaire \(s \! :Q → N\) telle que \(p ∘ s = \operatorname{Id}_Q\). On dit alors que \(s\) est une section de \(p\).

Dans le lemme ci-dessus, il existe toujours une fonction \(s\) telle que \(p ∘ s = \operatorname{Id}_Q\). Toute la question est de savoir si on peut en trouver une qui soit linéaire.

Preuve

Supposons la suite scindée. On a donc un diagramme de la forme

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] \dar[Isom, swap, "ψ₁"] & N \rar["p"] \dar[Isom, swap, "ψ₂"] &
  Q  \dar[Isom, swap, "ψ₃"] \rar & 0 \\
  0 \rar & M₁ \rar["i₁"] & M₁ ⊕ M₂ \rar["\pr₂", shift left] & M₂ \lar["i₂", shift left] \rar & 0
  \end{tikzcd}

et on peut poser \(s = ψ₂⁻¹ ∘ i₂ ∘ ψ₃\). La relation \(p ∘ s = \operatorname{Id}_Q\) découle directement du diagramme et de la relation \(\operatorname{pr}₂ ∘\, i₂ = \operatorname{Id}_{M₂}\) :

\begin{align*} p ∘ s & = p ∘ ψ₂⁻¹ ∘ i₂ ∘ ψ₃ \\ & = ψ₃⁻¹ ∘ \operatorname{pr}₂ ∘ i₂ ∘ ψ₃ \\ & = ψ₃⁻¹ ∘ \operatorname{Id}_{M₂} ∘ ψ₃ \\ & = \operatorname{Id}_Q. \end{align*}

Réciproquement, supposons que \(s\) existe. On a \((s ∘ p)² = s ∘ p ∘ s ∘ p = s ∘ \operatorname{Id}∘ p = s ∘ p\). Le lemme 5.4.6 assure alors que \(N = \ker (s ∘ p) ⊕ \operatorname{im}(s ∘ p)\). Comme \(p ∘ s = \operatorname{Id}\), \(s\) est injective donc \(\ker (s ∘ p) = \ker p\). Ce dernier est égal à \(\operatorname{im}i\) car la suite de départ est exacte. Ainsi \(\ker (s ∘ p) = \operatorname{im}i\). De plus \(p\) est surjective donc \(\operatorname{im}(s ∘ p) = \operatorname{im}s\). En rassemblant les morceaux on obtient \(N = \operatorname{im}i ⊕ \operatorname{im}s\) et donc un isomorphisme \(i ⊕ s \! :M ⊕ Q → N\) qui fournit le diagramme

\begin{tikzcd} 
    0 \rar & M \rar["i"] \dar[Isom, swap, "\Id"] & N \rar["p"] \dar[Isom, swap,
    "(i ⊕ s)⁻¹"] &
  Q  \dar[Isom, "\Id", swap] \rar & 0 \\
  0 \rar & M \rar["i₁"] & M ⊕ Q \rar["\pr₂"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

qui est bien de la forme annoncée.

Corollaire 5.4.8

Soit

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

une suite exacte courte de \(A\)-modules. Si \(Q\) est libre alors la suite est scindée.

Preuve

D’après le lemme 5.4.7, il suffit de construire une section de \(p\).

\begin{tikzcd} 
           &             &             & S \dar["ι"] \ar[dl, "σ", swap] & \\
    0 \rar & M \rar["i"] & N \rar["p", shift left, near end] & Q \lar["s", shift left] \rar & 0
  \end{tikzcd}

Par hypothèse, il existe un ensemble \(S\) et \(ι \! :S → Q\) tel que \((Q, ι)\) est libre sur \(S\). Comme \(p\) est surjectif, on obtient une fonction \(σ \! :S → N\) telle que \(p ∘ σ = ι\). La propriété universelle de \(Q\) donne \(s \! :Q → M\) telle que \(σ = s ∘ ι\). On a \(p ∘ s ∘ ι = p ∘ σ = ι\) et, comme \(i(S)\) engendre \(Q\) et que \(p ∘ s\) est linéaire, \(p ∘ s = \operatorname{Id}_Q\).

5.5 Torsion

Dans toute cette section, \(A\) est un anneau commutatif et intègre.

Définition 5.5.1

Soit \(A\) un anneau commutatif et intègre. Soit \(M\) un \(A\)-module. La partie de torsion de \(M\) est

\[ \operatorname{Tor}(M) = \big \{ m ∈ M \; |\; ∃ a ∈ A ∖ \{ 0\} , am = 0 \big \} . \]

Les éléments de \(\operatorname{Tor}(M)\) sont appelés éléments de torsion de \(M\). On dit que \(M\) est de torsion si \(\operatorname{Tor}(M) = M\) et sans torsion si \(\operatorname{Tor}(M) = 0\).

En cas de doute sur l’anneau sous-jacent, on utilise la notation \(\operatorname{Tor}_A(M)\). Par exemple on peut toujours considérer \(\operatorname{Tor}_ℤ(M)\). L’intégrité ne sert à rien dans la définition ci-dessus mais elle est cruciale dans le lemme suivant.

Lemme 5.5.2

Soit \(A\) un anneau commutatif et intègre. Soit \(M\) un \(A\)-module.

  • \(\operatorname{Tor}(M)\) est un sous-module de \(M\).

  • \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est sans torsion.

Preuve

Montrons d’abord que \(\operatorname{Tor}(M)\) est un sous-groupe de \(M\) en appliquant le lemme 3.1.8. Il contient \(0\) car \(A\) est intègre donc non trivial donc \(1 ≠ 0\) dans \(A\) et \(1 \cdot 0 = 0\) dans \(M\). Soit \(x\) et \(y\) dans \(\operatorname{Tor}(M)\) et soit \(a\) et \(b\) non nuls dans \(A\) tels que \(ax = by = 0\). On a \(ab(x - y) = 0\) et \(ab ≠ 0\) car \(A\) est intègre, donc \(x - y\) est dans \(\operatorname{Tor}(M)\). Montrons maintenant que \(\operatorname{Tor}(M)\) est stable sous l’action scalaire. Soit \(x\) dans \(\operatorname{Tor}(M)\) et \(a\) dans \(A\) non nul tel que \(ax = 0\). Pour tout \(b\) dans \(A\) on a \(a(bx) = b(ax) = 0\) donc \(bx\) est dans \(\operatorname{Tor}(M)\).

Montrons maintenant que \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est sans torsion. Soit \(x\) dans \(M\) et \(a\) dans \(A\) non nul tel que \(aπ(x) = 0\) . Comme \(π\) est \(A\)-linéaire, \(π(ax) = aπ(x) = 0\), donc \(ax\) est dans \(\operatorname{Tor}(M)\). On obtient donc \(b\) non nul dans \(A\) tel que \(bax = 0\). Comme \(A\) est intègre, \(ab\) n’est pas nul donc \(x\) est de torsion et donc \(π(x) = 0\).

Lemme 5.5.3

Soit \(M\) un module sur un anneau commutatif intègre \(A\). Si \(M\) est libre alors il est sans torsion.

Preuve

Soit \(S\) un ensemble et \(i\! :S → M\) tel que \((M, i)\) est libre sur \(S\). Soit \(m\) non nul dans \(M\). On sait par la proposition 5.3.3 que \(m = ∑_s a_s i(s)\) pour une fonction \(a \! :S → A\) à support fini et non nulle. Soit \(s₀\) tel que \(a_{s₀} ≠ 0\). Soit \(b\) dans \(A\) tel que \(bm = 0\). On a donc \(∑_s ba_s i(s) = 0\). Par unicité de ces décompositions, tous les \(ba_s\) sont nuls. En particulier \(ba_{s₀} = 0\). Comme \(A\) est intègre et \(a_{s₀} ≠ 0\), on en déduit que \(b\) est nul.

5.6 Modules de type fini

Définition 5.6.1

Un module \(M\) sur un anneau commutatif \(A\) est de type fini s’il est engendré par une partie finie.

Lemme 5.6.2

Un module \(M\) sur un anneau commutatif \(A\) est de type fini si et seulement si il est quotient d’un \(A\)-module libre sur un ensemble fini.

Preuve

Supposons \(M\) de type fini. Soit \(S ⊂ M\) un ensemble fini qui engendre \(M\). La propriété universelle du module libre \(A[S]\) étend l’inclusion en application linéaire dont l’image contient \(S\) donc contient \(M\).

Réciproquement si \((N, i)\) est libre sur \(S\) fini et \(π \! :N → M\) est surjective alors \(π(i(S))\) est fini et engendre \(M\).

Le lemme suivant garantit qu’un module libre de type fini est bien ce qu’on croit et permet de parler indifféremment de module libre de type fini et de module libre de rang fini.

Lemme 5.6.3

Un module libre est de type fini si et seulement si son rang est fini.

Preuve

Soit \((M, i \! :S → M)\) un module libre sur un anneau commutatif \(A\). Si \(M\) est de rang fini alors il est clairement de type fini. Réciproquement, supposons que \((N, j \! :T → N)\) est un module libre sur un ensemble fini \(T\) et qu’on a une application linéaire surjective \(π \! :N → M\). La proposition 5.3.13 assure \(♯S ≤ ♯T\) donc \(S\) est fini.

Proposition 5.6.4

Soit \(A\) un anneau commutatif principal et \(M\) un \(A\)-module libre de type fini. Tout sous-module \(M'\) de \(M\) est libre de rang inférieur à celui de \(M\).

Preuve

On raisonne par récurrence sur le rang \(r\) de \(M\). Le cas \(r = 0\) correspond au module trivial dont tous les sous-modules sont triviaux donc libres de rang zéro. Supposons le résultat démontré pour tous le modules libres de rang \(r\). Soit \(M\) un \(A\)-module libre de rang \(r+1\). On considère une suite exacte de \(A\)-modules

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & A \rar["i"] & M \rar["p"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

où \(Q\) est libre de rang \(r\). Une telle suite existe car tous les \(A\)-modules libres de même rang sont isomorphes donc on peut supposer que \(M = A^{r+1}\) et choisir \(i\! :a → (a, 0, \dots , 0)\) et \(p\) la projection sur les \(r\) dernières coordonnées.

Soit \(N\) un sous-module de \(M\). Le sous-module \(p(N)\) est libre de range au plus \(r\) dans \(Q\) par hypothèse de récurrence. Le sous-module \(E = i⁻¹(N)\) dans \(A\) est un idéal de \(A\). Comme \(A\) est principal, \(E\) est libre de rang au plus un. On a la suite exacte

\begin{tikzcd} 
    0 \rar & E \rar["\rst{i}{E}"] & N \rar["\rst{p}{N}"] & p(N) \rar & 0
  \end{tikzcd}

Comme \(p(N)\) est libre, le corollaire 5.4.8 assure que cette suite est scindée donc \(N\) est isomorphe à \(E ⊕ p(N)\) qui est libre de rang au plus \(r+1\).

Remarque 5.6.5

Dans le proposition précédente, l’hypothèse que \(A\) est principal est indispensable. D’abord l’intégrité est indispensable car tout diviseur de zéro non nul engendre un sous-module de \(A\) qui n’est pas libre. Supposons donc que \(A\) est intègre. \(A\) est un \(A\)-module libre de rang \(1\) et ses sous-module sont ses idéaux, qui sont libres de rang inférieur à \(1\) précisément s’ils sont principaux.

Corollaire 5.6.6

Soit \(M\) un module de type fini sur un anneau commutatif principal \(A\). Tout sous-module de \(M\) est de type fini.

Preuve

Par hypothèse, il existe un module libre \(L\) de rang fini et une application linéaire surjective \(π \! :L → M\). Soit \(N\) un sous-module de \(M\). Le sous-module \(π⁻¹(N)\) est libre de rang fini d’après la proposition 5.6.4. Comme \(π\) est surjective, \(N = π(π ⁻¹(N)\) donc \(N\) est bien l’image d’un module libre de rang fini.

Proposition 5.6.7

Soit \(M\) un module sur un anneau commutatif principal \(A\). Si \(M\) est de type fini alors il est libre si et seulement si il est sans torsion.

Preuve

Le lemme 5.5.3 assure déjà la première implication, sans hypothèse sur \(A\). Supposons donc que \(M\) est sans torsion et montrons qu’il est libre. Par hypothèse il existe un ensemble fini \(S\) et une fonction \(ι \! :S → M\) dont l’image engendre \(M\) (dans toute cette démonstration, « engendre » est toujours entendu dans le contexte des sous-modules). Soit \(T\) une partie maximale de \(S\) telle que \(ι(T)\) est libre, c’est à dire que \((⟨ι(T)⟩, ι)\) est libre sur \(T\). Une telle partie existe car \((⟨ι(∅)⟩, ι)\) est libre et \(S\) est fini. On pose \(N = ⟨ι(T)⟩\).

Montrons que, pour tout \(s\) dans \(S\), il existe \(a\) dans \(A ∖ \{ 0\} \) tel que \(aι(s)\) est dans \(N\). Soit \(s\) dans \(S\). Si \(s\) est dans \(T\) on utilise \(a = 1\) (qui est bien non nul car \(A\) est principal donc non trivial). Sinon, \(a\) provient de la maximalité de \(T\). En effet si aucun \(a\) ne convenait alors \(ι(s)\) engendrerait un sous-module libre de rang un qui serait en somme directe avec \(N\).

On fixe un élément \(a_s\) comme ci-dessus pour tout \(s\) et on pose \(a = \prod _s a_s\). Comme \(A\) est intègre, \(a\) n’est pas nul. Comme \(M\) est sans torsion, l’homothétie \(φ \! :m → am\) est une application linéaire injective de \(M\) dans \(M\). Montrons que son image est contenue dans \(N\). Comme cette image est un sous-module et que \(M\) est engendré par \(ι(S)\), il suffit de montrer que \(φ(ι(S))\) est dans \(N\). Soit \(s\) dans \(S\). On a

\[ φ(ι(s)) = aι(s) = \left(\prod _{s'≠ s} a_{s'}\right)\underbrace{a_sι(s)}_{∈ N} ∈ N. \]

Ainsi \(φ\) est un isomorphisme de \(M\) sur un sous-module \(φ(M)\) de \(N\). Comme \(N\) est libre, la proposition 5.6.4 assure que \(φ(M)\) est libre donc \(M\) l’est aussi.

Théorème 5.6.8

Soit \(A\) un anneau commutatif principal et \(M\) un \(A\)-module. Si \(M\) est de type fini alors

\[ M ≃ \big (M/\operatorname{Tor}(M)\big ) ⊕ \operatorname{Tor}(M). \]

De plus \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est sans torsion et les deux morceaux sont de type fini.

Preuve

On a la suite exacte

\begin{tikzcd} 
    0 \rar & \Tor(M) \rar[hook] & M \rar["π"] & M/\Tor(M) \rar & 0
  \end{tikzcd}

et \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est sans torsion d’après le lemme 5.5.2. La proposition 5.6.7 assure donc que \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est libre. Le corollaire 5.4.8 en déduit que la suite est scindée donc on a bien l’isomorphisme annoncé. Enfin \(M/\operatorname{Tor}(M)\) est de type fini car il est quotient de \(M\) qui est de type fini et le corollaire 5.6.6 montre que \(\operatorname{Tor}(M)\) est de type fini, car c’est un sous-module de \(M\).

Définition 5.6.9

Le rang \(\operatorname{rg}(M)\) d’un module \(M\) de type fini sur un anneau commutatif principal est le rang de \(M/\operatorname{Tor}(M)\) (qui est bien libre de type fini d’après le théorème précédent). On a donc \(M/\operatorname{Tor}(M) ≃ A^{\operatorname{rg}(M)}\)

On se concentre maintenant sur le cas des groupes abéliens (les \(ℤ\)-modules). Vu le théorème précédent, la compréhension des groupes abéliens de type finis est complètement ramenée à celle des groupes abéliens finis. Cette question sera complètement réglée par le théorème ci-dessous, dont la démonstration occupe toute la fin de ce chapitre.

Théorème 5.6.10

Soit \(G\) un groupe abélien fini non trivial. Il existe un unique entier \(N {\gt} 0\) et un unique \(N\)-uplet \((d₁, \dots , d_N)\) d’entiers tels que

  • \[ G ≃ \prod _{i = 1}^N ℤ/dᵢℤ \]
  • \(∀ i,\, dᵢ {\gt} 1\)

  • \(∀ i {\lt} N,\, dᵢ \mid dᵢ₊₁\)

Les entiers \(dᵢ\) sont appelés les facteurs invariants de \(G\).

Dans toute la fin de ce chapitre, \(G\) est un groupe abélien fini (noté additivement). On cherche à comprendre la structure de \(G\) par récurrence forte sur le cardinal de \(G\). Le point clef est de démontrer, pour tout \(G\) non trivial, l’existence d’un sous-groupe cyclique \(H ≤ G\) non trivial et tel que \(0 → H → G → G/H → 0\) est scindée. On peut alors appliquer l’hypothèse de récurrence à \(G/H\).

Cette stratégie ne fonctionne pas du tout dans le cas des modules de type fini sur un anneau principal quelconque parce que les modules de type fini de torsion n’ont aucune raison d’être de cardinal fini en général. Le théorème de classification s’étend tout de même mais la démonstration est bien plus technique.

Pour partir à la recherche du sous-groupe \(H\), on observe l’énoncé du théorème. L’un des \(dᵢ\) est facile à identifier. En effet \(d_N\) est le plus petit entier \(n\) qui vérifie \(∀ x ∈ G, nx = 0\) (à cause des relations de divisibilité). Cela motive la définition suivante, et les lemmes qui suivront.

Définition 5.6.11

Soit \(G\) un groupe abélien fini. L’exposant de \(G\) est l’entier

\[ \exp (G) = \min \{ n ∈ ℕ ∖ \{ 0\} \; |\; ∀ x ∈ G, nx = 0\} . \]

Il n’est pas complètement évident que l’exposant d’un groupe fini est fini mais cela découle du lemme suivant. La notation \(\exp \) n’est pas vraiment standard (il n’y a pas de notation standard). On rappelle que l’ordre d’un élément \(x\) est noté \(o(x)\).

Lemme 5.6.12

Soit \(G\) un groupe abélien fini.

  • \(\exp (G) = \operatorname{ppcm}_{x ∈ G} o(x)\). En particulier \(\exp (G) \; |\; ♯G\).

  • \(\exp (G) = \max _{x ∈ G} o(x)\). En particulier il existe \(x\) tel que \(o(x) = \exp (G)\).

Preuve

Soit \(x\) dans \(G\). L’application de \(ℤ\) dans \(G\) qui envoie \(n\) sur \(nx\) est un morphisme, son noyau est donc un sous-groupe de \(ℤ\) donc de la forme \(mℤ\). Ce morphisme a pour image le sous-groupe engendré par \(x\) donc \(ℤ/mℤ ≃ ⟨x⟩\) et donc \(m = o(x)\), par définition de \(o(x)\). De plus \(nx = 0\) si et seulement si \(n\) est dans \(o(x)ℤ\), c’est à dire que \(n\) est un multiple de \(o(x)\). Ainsi \(\exp (G)\) est bien le plus petit multiple commun à tous les \(o(x)\). Or on sait d’après le théorème de Lagrange (corollaire 3.2.13) que tous les \(o(x)\) divisent \(♯G\) donc leur ppcm aussi.

Montrons maintenant le deuxième point. Comme \(\exp (G)\) et les \(o(x)\) sont positifs, la divisibilité entraîne l’inégalité donc \(o(x) ≤ \exp (G)\) pour tout \(x\). Soit \(x\) dans \(G\) tel que \(o(x) = \max _y o(y)\) (un tel \(x\) existe car \(G\) est fini). Montrons que \(o(x) = \exp (G)\). On sait déjà que \(o(x) ≤ \exp (G)\) donc il suffit de montrer que \(o(x) ≥ \exp (G)\). Supposons par l’absurde que \(o(x) {\lt} \exp (G)\). Par définition de \(\exp (G)\), \(o(x)\) n’est pas dans \(\{ n {\gt} 0 \; |\; ∀ y ∈ G, ny = 0\} \). On obtient donc un élément \(y\) tel que \(o(x)y ≠ 0\). Ainsi \(o(y)\) ne divise pas \(o(x)\). On obtient donc un nombre premier \(p\) et des entiers naturels \(i\), \(j\), \(k\) et \(l\) tels que

\[ o(y) = p^jk, \quad o(x) = p^il, \quad i {\lt} j,\quad p ∤ k,\; \text{et } p ∤ l. \]

On a alors \(o(ky) = p^jk/\operatorname{pgcd}(p^jk, k) = p^j\) et \(o(p^ix) = p^il/\operatorname{pgcd}(p^il, l) = l\). Comme \(p\) est premier et ne divise pas \(l\), ces ordres sont premiers entre eux et donc \(o(ky + p^ix) = p^j l\). Puisque \(i {\lt} j\), cet ordre est strictement plus grand que \(o(x)\), ce qui est contradictoire.

Corollaire 5.6.13

Un groupe abélien fini \(G\) est cyclique si et seulement si \(\exp (G) = ♯G\).

Le sous-groupe cyclique apparaissant dans la stratégie de démonstration du théorème sera engendré par un élément réalisant l’exposant du groupe. Les deux lemmes suivants permettront de montrer que la suite exacte associée est scindée.

Lemme 5.6.14

Soit \(G\) un groupe abélien fini et \(x₀\) un élément de \(G\) tel que \(o(x₀) = \exp (G)\). Pour tout groupe cyclique \(Q\), toute suite exacte de la forme

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & ⟨x₀⟩ \rar[hook, "i"] & G \rar["π"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

est scindée.

Remarque 5.6.15

Dans le lemme précédent, l’hypothèse \(o(x₀) = \exp (G)\) est cruciale. Par exemple, dans \(G = ℤ/4ℤ\), \(x₀ = 2\) est d’ordre \(2\) qui n’est pas \(\exp (G)\), le quotient \(G/⟨x₀⟩\) est cyclique (comme tous les groupes d’ordre \(2\)) mais la suite exacte correspondante n’est pas scindée car \(G\) n’est pas isomorphe à \(ℤ/2ℤ × ℤ/2ℤ\).

Preuve

D’après le lemme 5.4.7, il suffit de trouver une section \(s\) de \(π\). Par hypothèse \(Q\) est engendré par un unique élément \(y\). De plus \(Q\) est fini car c’est un quotient de \(G\) qui est fini. On pose \(d = ♯Q\). D’après l’exemple 3.7.4, les morphismes de \(Q\) dans \(G\) sont en bijection avec l’ensemble des \(w\) dans \(G\) tels que \(dw = 0\), par \(s ↦ s(y)\). On a alors, pour tout \(k\), \(π(s(ky)) = kπ(s(y)) = kπ(w)\). Il suffit donc de trouver \(w\) dans \(G\) tel que \(dw = 0\) et \(π(w) = y\).

Comme la suite est exacte, \(π\) est surjective donc on obtient \(x\) tel que \(π(x) = y\). Il n’y a aucune raison que ce \(x\) vérifie aussi \(dx = 0\) mais on peut lui retrancher \(bx₀\) pour n’importe quel \(b ∈ ℤ\) sans changer sa projection sur \(Q\). On cherche donc \(b\) tel que \(dbx₀ = dx\), de sorte que \(d(x - bx₀) = 0\).

Comme \(π(x) = y\), la restriction \(p\) de \(π\) au sous-groupe engendré par \(x\) est surjective donc \(o(x) = ♯⟨x⟩ = ♯Q♯\ker (p)\) donc \(d\) divise \(o(x)\). Par ailleurs \(o(x)\) divise \(\exp (G)\) donc \(d\) divise \(\exp (G)\). On obtient ainsi \(k\) non nul tel que \(\exp (G) = kd\).

Comme \(π(dx) = dy = 0\), \(dx\) appartient à \(\ker π = ⟨x₀⟩\) (par exactitude de la suite). On obtient donc \(a ∈ ℤ\) tel que \(dx = ax₀\). Ainsi \(0 = \exp (G)x = kdx = kax₀\) donc \(\exp (G)\), qui vaut \(o(x₀)\), divise \(ka\). Or \(\exp (G) = kd\) avec \(k\) non nul donc \(d\) divise \(a\). On obtient ainsi \(b\) non nul tel que \(a = db\). Ce \(b\) convient car \(dbx₀ = ax₀ = dx\).

Lemme 5.6.16

Soit \(G\) un groupe abélien fini et \(x₀\) un élément de \(G\) tel que \(o(x₀) = \exp (G)\). Pour tout produit de groupes cycliques \(Q\), toute suite exacte de la forme

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & ⟨x₀⟩ \rar[hook, "i"] & G \rar["π"] & Q \rar & 0
  \end{tikzcd}

est scindée.

Preuve

Par hypothèse sur \(Q\), il existe \(N ∈ ℕ\) et pour chaque \(k\) entre \(1\) et \(N\), un sous-groupe cyclique \(Qₖ\) de \(Q\), tels que \(Q\) est le produit des \(Qₖ\). Ainsi on a des projections \(qₖ \! :Q → Qₖ\) et les inclusions \(ιₖ \! :Qₖ ↪ Q\) qui vérifient

\[ ∀ k, qₖ ∘ ιₖ = \operatorname{Id}_{Qₖ},\text{ et } ∑ₖ ιₖ ∘ qₖ = \operatorname{Id}_Q. \]

Pour chaque \(k\), on pose \(Gₖ = π⁻¹(Qₖ)\), c’est un sous-groupe de \(G\), et on note \(πₖ\) la restriction de \(π\) à \(Gₖ\). L’élément \(x₀\) est dans tous les \(Gₖ\) puisque \(π(x₀) = 0\) est dans tous les \(Gₖ\). Ainsi le sous-groupe \(⟨x₀⟩\) est contenu dans tous les \(Gₖ\).

Montrons que tous les \(Gₖ\) sont d’exposant \(o(x₀)\). Soit \(k ≤ N\). Vu le lemme 5.6.12, l’exposant d’un sous-groupe divise l’exposant du groupe donc \(\exp (⟨x₀⟩) ∣ \exp (Gₖ)\) et \(\exp (Gₖ) ∣ \exp (G)\). Or \(\exp (⟨x₀⟩) = o(x₀) = \exp (G)\) donc on a \(\exp (Gₖ) = o(x₀)\).

On a donc, pour tout \(k\), une suite exacte courte

\begin{tikzcd} 
  0 \rar & ⟨x₀⟩  \rar[hook] & Gₖ \rar["πₖ"] & Qₖ \rar & 0
  \end{tikzcd}

où \(o(x₀) = \exp (Gₖ)\). Le lemme précédent fournit des sections \(sₖ\) de chacun des \(πₖ\). Pour chaque \(k\), comme \(sₖ\) est à valeur dans \(Gₖ\), \(π ∘ sₖ = πₖ ∘ sₖ\). On pose \(s = ∑_k sₖ ∘ ιₖ ∘ qₖ\) et on calcule

\begin{align*} π ∘ s & = ∑_k π ∘ sₖ ∘ ιₖ ∘ qₖ \\ & = ∑_k πₖ ∘ sₖ ∘ ιₖ ∘ qₖ \\ & = ∑_k ιₖ ∘ qₖ \\ & = \operatorname{Id}_Q. \qedhere \end{align*}

Comme le verra plus loin, le lemme précédent est suffisant pour décomposer tout groupe abélien fini comme produit de groupes cycliques. Pour étudier l’unicité dans la décomposition obtenue, on va utiliser le lemme suivant (qui n’est pas spécifique aux groupes abéliens).

Lemme 5.6.17

Soit \(G\), \(H\) et \(H'\) des groupes finis. Si \(G × H\) est isomorphe à \(G × H'\) alors \(H\) est isomorphe à \(H'\).

Preuve

Pour tous groupes finis \(G₁\) et \(G₂\), on note \(m(G₁, G₂)\) le nombre de morphismes de \(G₁\) dans \(G₂\) et \(i(G₁, G₂)\) le nombre de ceux qui sont injectifs. On a \(m(G₁, G₂) ≥ 1\) puisque l’application constante de valeur \(1\) est un morphisme. Pour calculer \(m(G₁, G₂)\) on regroupe les morphismes par noyau. Le premier théorème d’isomorphisme (corollaire 3.3.11) montre que

\begin{equation} \label{eq:mphs} m(G₁, G₂) = ∑_{H ⊲ G₁} i(G₁/H, G₂) \tag {$⋆$} \end{equation}
1

On revient maintenant au lemme. Supposons que \(G × H\) et \(G × H'\) sont isomorphes. Montrons d’abord que, pour tout groupe fini \(L\), \(m(L, H) = m(L, H')\). Soit \(L\) un groupe fini. La propriété universelle du produit de groupe (exemple 3.1.16) et l’hypothèse d’isomorphisme assurent que

\[ m(L, G)m(L, H) = m(L, G × H) = m(L, G × H') = m(L, G)m(L, H'). \]

Comme \(m(L, G)\) est non nul, on obtient \(m(L, H) = m(L, H')\)

Montrons que, pour tout groupe fini \(L\), \(i(L, H) = i(L, H')\). On raisonne par récurrence forte sur \(♯L\). Le cas \(♯L = 0\) est trivial car tout groupe est de cardinal au moins un. Soit \(L\) un groupe fini. Supposons la formule établie pour tous les groupes de cardinal strictement inférieur à \(♯L\). On utilise l’équation 1 pour \((L, H)\) et \((L, H')\), en mettant à part les morphismes injectifs, qui correspondant au sous-groupe distingué trivial :

\[ m(L, H) = i(L, H) + ∑_{\substack {N ⊲ L\\ H ≠ 1}} i(L/N, H) \]

et

\[ m(L, H') = i(L, H') + ∑_{\substack {N ⊲ L\\ H ≠ 1}} i(L/N, H). \]

On a vu que les membres de gauche des ces deux équations sont égaux. Chaque terme de la première somme est égal au terme correspondant de la seconde somme par hypothèse de récurrence puisque les sous-groupes \(N\) sont non triviaux donc \(♯L/N {\lt} ♯L\). Ainsi on a bien \(i(L, H) = i(L, H')\).

En particulier \(i(H, H') = i(H', H') ≥ 1\) donc il existe un morphisme injectif \(φ \! :H → H'\). Or \(H\) et \(H'\) sont finis et de même cardinal puisque \(♯G\, ♯H = ♯(G × H) = ♯(G × H') = ♯G\, ♯H'\) et \(♯G ≥ 1\). Donc \(φ\) est bijective. C’est donc un isomorphisme d’après le lemme 3.1.3.

Nous avons maintenant tous les ingrédients pour démontrer le théorème de classification.

Démonstration du théorème 5.6.10

On démontre le théorème par récurrence forte sur \(♯G\). Supposons que \(G\) n’est pas trivial et que le résultat est établi pour tous les groupes abéliens de cardinal strictement inférieur à \(♯G\).

Le lemme 5.6.12 fournit \(x₀\) tel que \(o(x₀) = \exp (G)\). Comme \(G\) n’est pas trivial, \(\exp (G) {\gt} 1\) donc \(♯(G/⟨x₀⟩) {\lt} ♯G\). L’hypothèse de récurrence appliquée à \(G/⟨x₀⟩\) fournit donc un entier \(N'\) et des entiers \(d₁\), …, \(d_{N'}\) comme dans l’énoncé. Le lemme 5.6.16 assure que la suite exacte associée à ce quotient est scindée donc

\[ G ≃ \left(\prod _{i = 1}^{N'} ℤ/dᵢℤ\right) × ⟨x₀⟩ ≃ \left(\prod _{i = 1}^{N'} ℤ/dᵢℤ\right) × ℤ/\exp (G)ℤ \]

On pose \(N = N' + 1\) et \(d_N = \exp (G)\). Il ne reste qu’à expliquer pourquoi \(d_{N'} ∣ d_N\). Soit \(y\) un générateur du facteur \(ℤ/d_{N'}ℤ\). On a \(o(y) = d_{N'}\) et \(o(y) ∣ \exp (G)\) donc \(d_{N'} ∣ d_N\).

Montrons maintenant l’unicité. Supposons qu’on ait deux telles décompositions

\[ G ≃ \prod _{i = 1}^N ℤ/dᵢℤ ≃ \prod _{j = 1}^{N'} ℤ/d'ⱼℤ. \]

On a alors \(d_N = \exp (G) = d'_{N'}\). Le lemme 5.6.17 donne donc un isomorphisme

\[ \prod _{i = 1}^{N-1} ℤ/dᵢℤ ≃ \prod _{j = 1}^{N'-1} ℤ/d'ⱼℤ. \]

L’unicité dans l’hypothèse de récurrence assure que \(N-1 = N'-1\) et que \(dᵢ = d'ᵢ\) pour tout \(i {\lt} N\).

Remarque 5.6.18

Le théorème 4.2.22 des restes Chinois montre qu’il existe aussi une décomposition de la forme

\[ G ≃ \prod _{i = 1}^N ℤ/pᵢ^{αᵢ}ℤ \]

où les \(pᵢ\) sont des nombres premiers (pas distincts en général). On peut montrer que cette décomposition est unique modulo permutation. Il existe un algorithme pour passer de la décomposition en termes de nombres premiers aux facteurs invariants. Le plus simple est de le voir fonctionner sur un exemple. Considérons deux nombres premiers \(p\) et \(q\) et le groupe

\[ G = ℤ/pℤ × (ℤ/p²ℤ)² × (ℤ/p³ℤ) × ℤ/q⁴ℤ × ℤ/q⁶ℤ \]

On écrit les puissances de \(p\) et \(q\) en lignes croissantes avec répétitions, alignées à droite puis on fait les produits de chaque colonne pour obtenir les \(dᵢ\).

\[ \begin{array}{cccc} p & p² & p² & p³ \\ & & q⁴ & q⁶ \\ \hline p & p² & p²q⁴ & p³q⁶ \end{array} \]

La décomposition en facteurs invariants de \(G\) est

\[ G ≃ ℤ/pℤ × ℤ/p²ℤ × ℤ/p²q⁴ℤ × ℤ/p³q⁶ℤ. \]