Topologie différentielle

4.2 Théorème de Sard

On rappelle qu'une partie de est dite négligeable si, pour tout , on peut recouvrir par une collection dénombrable de cubes dont la somme des volumes est inférieure à . En particulier un sous-espace vectoriel de codimension non-nulle est négligeable et le complémentaire d'un ensemble négligeable est dense. Le théorème des accroissements finis montre que l'image d'un partie négligeable par un -difféomorphisme est négligeable. En particulier on obtient une notion d'ensemble négligeable dans une variété et, vu l'exemple des sous-espaces vectoriels, il est plausible que l'image d'une application lisse entre une variété de dimension et une variété de dimension soit négligeable. Cela contraste avec l'existence des courbes de Peano, des fonctions continues surjectives de dans . En fait on va montrer un résultat bien plus fort qui sera la clef de voûte de la suite du chapitre : le théorème de Sard. Son énoncé nécessite la notion de valeur régulière. Un point d'une variété est valeur régulière de si est surjective pour tout dans . Autrement dit est transversale sur . On prendra garde à la bizarrerie linguistique suivante : si n'est pas dans l'image de alors il est automatiquement valeur régulière de . L'expérience montre que cette définition de valeur régulière, avec sa bizarrerie, est la bonne façon d'avoir des énoncés sans cas particuliers artificiels.

Théorème 4.5
Soit une application entre variétés. Presque tout point de est valeur régulière de .

Intuitivement, en un point , l'image de se propage dans les directions de . Si ces directions n'atteignent pas tout alors la propagation est négligeable.

Remarque : comme partout dans ce cours, l'application est implicitement supposée de classe . On verra que la démonstration consomme effectivement de nombreuses dérivées de lorsque la dimension de la source augmente par rapport à celle du but. Une lecture attentive montre que avec suffit. Ce n'est pas un accident, il existe des exemples de fonctions de dans dont les valeurs critiques recouvrent un intervalle ouvert, ce qui montre que l'explication intuitive ci-dessus n'est pas suffisante.

Démonstration

On note l'ensemble des points critiques de . Le théorème affirme que est négligeable. Comme et sont réunions dénombrables d'ouverts de cartes et qu'une réunion dénombrable de négligeables est négligeable, on peut supposer que et . On va montrer le résultat par récurrence sur . L'initialisation étant évidente, on suppose et le résultat démontré jusqu'à la dimension .

L'ensemble contient bien sûr . Plus généralement, pour tout , on considère l'ensemble des points où toutes les dérivées partielles de d'ordre inférieur à sont nulles. Par définition, donc il suffit de montrer que, pour assez grand, , et tous les sont négligeables. Ces trois types d'ensembles demandent des arguments séparés.

Cas de

Soit un cube fermé de côté . Comme est réunion dénombrable de tels cubes, il suffit de montrer que est négligeable. En un point de , la formule de Taylor donne , pour une constante uniforme dans . Soit un entier positif, qui tendra vers l'infini. On subdivise en cubes de côté . Si est un de ces cubes qui contient un point de alors tout autre point de s'écrit avec par Pythagore. L'estimée de Taylor montre donc que est contenu dans une boule de rayon donc dans un cube de côté ne dépend ni de ni de . Ainsi on peut recouvrir par au plus cubes de côté inférieur à . Chacun de ces cubes est de volume au plus donc la somme de leurs volumes vaut au plus . Cette somme tend vers zéro quand tend vers l'infini si est suffisamment grand 1 .

Cas de

En tout point de , il existe une composante de , disons , et une dérivée partielle d'ordre de non-nulle, disons pour un multi-indice de longueur . Soit un voisinage de dans lequel cette dérivée partielle reste non nulle. On note le lieu des zéros de dans . Il s'agit d'une hypersurface puisque est non-nul. Cette hypersurface contient en particulier . De plus tous les points de sont critiques pour car la dérivée de en ces points est nulle. Donc est contenu dans l'ensemble des valeurs critiques de qui est négligeable par hypothèse de récurrence. Comme est recouvert par une famille dénombrable de tels ouverts , ce cas est traité.

Cas de

C'est le cas le plus délicat car ces points sont les plus proches d'être réguliers. Il n'apparaît que lorsque le but est de dimension . Soit un point de . Puisque n'est pas nul, son image contient une droite . Soit une projection linéaire de sur . Par construction, est une submersion en , donc sur un voisinage de . Pour tout dans , la fibre de au-dessus de est une hypersurface (peut-être vide) envoyée par dans l'hyperplan . On note l'application de dans ainsi obtenue. Par hypothèse de récurrence, l'ensemble des valeurs critiques de est négligeable dans . Or l'ensemble des points critiques de est exactement car la direction manquante dans est envoyée surjectivement sur la direction manquante dans . Ainsi est négligeable dans pour tout et le théorème de Fubini (ou une vérification directe) permet de conclure.

  1. Plus exactement il suffit d'avoir . Cependant cette inégalité ne se propage pas dans la récurrence lors de l'examen du cas , au contraire de l'inégalité qui est la bonne hypothèse.