Topologie différentielle

6.4 Dérivée extérieure et formule de Stokes

6.4.1 Dérivée extérieure sur un espace affine

Dans cette section on travaille sur un espace affine (réel) de direction et de dimension . Soit une forme différentielle de degré sur un ouvert de . Puisque est une application (lisse) de dans l'espace vectoriel , elle a, en tout de , une différentielle qui va de dans . On peut donc l'identifier à l'élément de qui envoie sur . A priori cette forme -linéaire (toujours notée ) n'est pas antisymétrique, elle ne vérifie que pour les permutations qui fixent . Le théorème suivant affirme que l'antisymétristion de cette forme (à un facteur près) a une interprétation géométrique qui généralise directement la dérivée d'une fonction comme limite des taux d'accroissements. Du point de vue des formes différentielles, une fonction est une forme de degré 0 et sa valeur en un point est l'intégrale de sur . Le taux d'accroissement d'une fonction entre et est donc vu comme

Pour généraliser cela à une forme de degré il faut intégrer sur le bord d'un objet de dimension . À tout point de et tout -uplet de vecteurs , on associe le parallélotope

\includegraphics{images/parallelotopes}

Figure 6.2 Parallélotopes engendrés par deux et trois vecteurs

On note que ce parallélotope est dégénéré si la famille n'est pas libre. Même lorsque cette famille est libre, ce parallélotope n'est pas une variété à bord (sauf en dimension un) car il présente des coins. Les deux problèmes sont résolus d'un coup en définissant l'intégrale d'une -forme sur comme l'intégrale sur , de la forme tirée en arrière par , qui est définie sur un voisinage ouvert de .

De même on définit :

Le signes apparaissant dans cette définition sont motivés en partie par celui apparaissant dans le taux d'accroissement. Plus fondamentalement, un signe moins devant une intégrale correspond à renverser l'orientation du domaine d'intégration. Les signes de la définition précédente sont alors motivés par l'extension évidente de la convention d'orientation du bord d'une variété à bord, comme on peut le voir sur la figure 6.3.

\includegraphics{images/bord_parallelotope}

Figure 6.3 Orientation du bord d'un parallélotope

On peut maintenant énoncer le théorème fournissant la définition de la dérivée extérieure d'une forme différentielle.

Théorème 6.9
Soit une forme différentielle de degré sur un ouvert de . Pour tout dans et tout -uplet de vecteurs , on a la convergence :
On appelle dérivée extérieure de et on note la forme différentielle de degré sur apparaissant dans cette limite.

Le lemme central permettant la démonstration du théorème ci-dessus compare l'intégrale d'une forme différentielle sur l'image d'un petit cube avec son évaluation sur les vecteurs dirigeant les arrêtes du cube. C'est une conséquence directe des définitions de l'intégrale et de la différentiation.

Lemme 6.10
Soit une -forme sur un ouvert de , un point de cet ouvert et un -uplet de vecteurs. On a le développement limité suivant quand tend vers 0 :
est une application continue de dans .

Démonstration

Démonstration du théorème 6.9

Lemme 6.11
Soit un -espace vectoriel et une application -linéaire de dans . Si est alternée par rapport à ces dernières variables, c'est-à-dire que dès que vérifie , alors
est le -uplet de vecteurs obtenus en omettant dans .

Démonstration

Le point crucial pour étendre cette construction des espaces affines aux variétés est qu'elle est naturelle, au sens où elle commute aux tirés en arrière. Dit avec le vocabulaire de la théorie des catégories, est une transformation naturelle (on dit aussi « morphisme de foncteurs ») entre les foncteurs et pour tout . La figure 6.4 illuste cet énoncé dans lequel le théorème de symétre de Schwarz joue un rôle crucial.

\includegraphics{images/d_naturel}

Figure 6.4 Naturalité de la dérivée extérieure. Lorsque qu'on passe à la limite, l'intégrale sur le bord du parallélotope courbe image de par coïncide avec celle obtenue au bord du parallélotope .

Proposition 6.12
Pour toute application entre espaces affines, .

Démonstration

La démonstration précédente utilise le lemme algébrique suivant, dont il est éclairant de ne pas lire la démonstration. On retiendra simplement que, dans la figure 6.4, les intégrales sur les courbes constituant le bord de ne correspondent pas directement aux intégrales sur les segments dirigés par les modulo des termes d'ordre supérieurs : il y a des erreurs à l'ordre dominant mais elles se compensent quand on fait tout le tour du parallélotope grâce au théorème de symétrie de Schwarz. Le démonstration du lemme algébrique explique comment s'organisent ces compensations.

Lemme 6.13
Pour toute forme dans , toute application bilinéaire symétrique de dans , et tout -uplet dans on a,
où le terme apparaît en -ème position.

Démonstration

La définition fournie par le théorème 6.9 est géométriquement très satisfaisante mais peu maniable concrètement. Il est donc important de voir comment la dérivée extérieure s'exprime dans un repère (lorsque cette notion sera étendue aux variétés, on obtiendra ainsi une expression valable dans n'importe quelle carte).

Proposition 6.14
Pour tout repère sur , on peut écrire et on a alors :
est la différentielle de la fonction .

Démonstration

6.4.2 Théorème des accroissements finis et formule de Stokes

Le but de cette section est d'établir la formule de Stokes sur un parallélotope :

Par définition de la dérivée extérieure dans le théorème 6.9, cette formule est vraie pour un parallélogramme infinitésimal. La raison pour laquelle elle reste vraie au niveau macroscopique et que les deux membres sont additifs. C'est évident pour l'intégrale sur . Pour le membre de droite, on observe que, si deux parallélotopes et sont juxtaposés avec une face en commun, alors l'intégration sur le bord de leur réunion est la somme des intégrations sur et . En effet la face commune apparaît avec des orientation opposées, et donc des signes opposés, comme sur la figure 6.5.

\includegraphics{images/parallelotopes_juxtaposes}

Figure 6.5 Deux parallélotopes juxtaposés (sur le dessin un petit interstice permet de voir l'arrête commune avec ses deux orientations).

Comme dans le cas de la dimension 1, une façon très élégante de passer du résultat infinitésimal au résultat macroscopique passe par le théorème des accroissements finis.

Lemme 6.15
Pour tout parallélotope et toute -forme sur , il existe un point dans tel que

Démonstration

On en déduit comme promis la formule de Stokes sur un parallélotope.

Corollaire 6.17
Pour toute forme sur un ouvert de et tout parallélotope dans :

Démonstration

La formule de Stokes sera étendue aux variétés à bord dans la section suivante mais on peut déjà en déduire une démonstration éclairante du corollaire suivant. Ce corollaire est l'observation fondamentale qui permet l'existence de la cohomologie de de Rham developpée dans le chapitre suivant.

Corollaire 6.18
.

Bien sûr on peut démontrer cette égalité de façon algébrique mais le but de la démonstration ci-dessous est d'expliquer qu'elle est duale au fait géométriquement limpide que le bord d'un domaine (éventuellement à coins) est une hypersurface sans bord.

Démonstration

6.4.3 Dérivée extérieure sur une variété

Vu la proposition 6.12, on peut définir la dérivée extérieure des formes différentielles sur une variété en rapatriant celle des espaces affines par les cartes. La proposition assure l'indépendance du choix de carte. On obtient du même coup la naturalité de la dérivée extérieure sur une variété. La proposition suivante précise aussi son comportement vis à vis de la structure d'algèbre : on dit qu'il s'agit d'une dérivation graduée, ou qu'elle satisfait la formule de Leibniz graduée. Cette formule découle immédiatement de la formule de Leibniz usuelle pour les fonctions et de l'expression dans un repère fournie par la proposition 6.14.

Proposition 6.19
Pour toute application entre variétés, . Pour toutes formes différentielles et , on a .

Enfin on obtient la formule de Stokes visée, conséquence directe de celle obtenue sur un parallélotope via de l'existence des partitions de l'unité et la naturalité des opérations d'intégration et de dérivée extérieure.

Soit une variété à bord orientée de dimension . Pour toute forme différentielle ,

Démonstration