Topologie différentielle

5.4 Fonctions de Morse ordonnées et scindements de Heegaard

On dit qu'une fonction de Morse est ordonnée si l'ordre sur les points critique donné par la valeur de est plus fin que celui donné par l'indice: pour toute paire de points critiques de , dès que . Le théorème de transversalité de Thom permet d'appliquer les lemmes de modifications des variétés instables et de descente des valeurs critiques pour ordonner n'importe quelle fonction de Morse sur une variété compacte.

Toute variété compacte sans bord admet une fonction de Morse ordonnée.

Démonstration

Soit une fonction de Morse sur , fournie par le théorème 5.7 et un pseudo-gradient adapté à et fourni par la proposition 5.9. Montrons qu'on peut modifier de sorte qu'aucune trajectoire de n'aille d'un point critique d'indice vers un point critique d'indice .

Soit une trajectoire de allant d'un point critique d'indice vers un point critique d'indice . Soit une valeur régulière de vérifiant et soit le niveau régulier correspondant. Comme va de vers , elle est incluse dans et intersecte . On pose et . Comme est transversal à , ses variétés stables et instables le sont aussi. Ainsi est une sous-variété de dimension et de dimension dans qui est de dimension si est la dimension de . D'après le théorème 4.9, il existe une isotopie arbitrairement proche de l'identité qui envoie sur une sous-variété transversale à . Sous l'hypothèse , on a donc l'intersection devient vide. Or le lemme 5.12 permet de réaliser l'isotopie de par une homotopie de . On obtient ainsi un nouveau pseudo-gradient n'ayant aucune trajectoire de vers . On traite ainsi toutes les paires de points critiques avec . La modification effectuée pour chaque paire est arbitrairement petite et la condition d'intersection vide est évidemment ouverte donc le travail effectué lors des modifications précédentes est préservé.

Une fois ces mauvaises trajectoires de gradient éliminées, il n'y a plus aucune obstruction à appliquer le lemme 5.11 pour descendre les valeurs critiques, sans changer de pseudo-gradient, jusqu'à avoir une fonction ordonnée.

On va déduire de l'existence d'une fonction de Morse ordonnée un théorème de structure pour les variétés de dimension 3. On donne d'abord une définition un peu vague puis on en précisera les termes. Soit une variété de dimension 3 compacte sans bord. Une surface de Heegaard de est une sous-variété de dimension 2 dans dont le complémentaire a deux composantes connexes, chacune d'entre elles se rétractant sur un graphe.

Un graphe dans une variété est une réunion de points (appelés sommets) et de sous-variétés de dimension un (appelées arêtes) telle que l'adhérence de la réunion des est et que tout sommet est dans le domaine d'une carte dans laquelle les deviennent rectilignes et de directions distinctes. Dans les cas qui nous intéressent, il n'y aura qu'un nombre fini de sommets et d'arêtes.

Un rétraction d'un espace topologique vers un sous-espace est une application continue telle que pour tout dans .

Toute variété de dimension 3 connexe, compacte, sans bord admet une surface de Heegaard.

Démonstration

Soit la variété considérée. Le théorème 5.13 fournit une fonction de Morse ordonnée sur . Soit une valeur régulière de telle que tout point critique de ait une valeur inférieure ou supérieure à selon que l'indice est inférieur à 1 ou supérieur à 2. On pose , ce sera la surface de Heegaard promise. On note et .

Soit un pseudo-gradient adapté à et le flot de . On note immédiatement que est invariant par tous les pour car est décroissante en . D'après la proposition 5.10, pour tout point de , tend vers un point critique, nécessairement contenu dans . En particulier les variétés instables des points critiques d'indice , qui sont de dimension , s'accumulent sur des points critiques contenus dans . De plus le modèle local imposé pour fournit des cartes dans lesquelles ces sont rectilignes. On a bien obtenu un graphe formé des points critiques d'indice ou et des variétés instables des points d'indice . Le fait que tous les points critiques dans soient d'indice 0 ou 1 assure que le flot pousse tout sur  :

Ainsi ressemble à une rétraction de sur mais bouge les points contenus dans les arêtes de , il faut donc travailler encore un peu. Soit un voisinage compact de . Pour tout dans , on note le premier tel que soit dans . On obtient ainsi une rétraction qui envoie sur . Il reste à construire un voisinage qui se rétracte sur , c'est l'objet du lemme 5.15 ci-dessous. Ensuite on compose les deux rétractions pour rétracter sur . Le même raisonnement appliqué à montre que se rétracte aussi sur un graphe.

Il ne reste qu'à expliquer pourquoi est connexe (un raisonnement analogue montre que l'est aussi). Soit et deux points de . Par connexité de , il existe un chemin reliant à . L'idée est d'utiliser le flot pour pousser dans . Plus exactement on remplace par le flot d'un champ de vecteurs qui coïncide avec sur mais s'annule sur pour un petit tel que . Ainsi aura toujours pour extrémités et et les variétés stables des points critiques situés dans ne changent pas. Le point clef est que pousse dans sauf si intersecte une variété stable d'un point critique dans . Comme ces points critiques sont d'indices ou , les variétés stables à éviter sont de dimension ou . Ainsi il suffit que soit transversal sur ces variétés pour les éviter. Le théorème 4.9 de transversalité de Thom garantit cela après une petite modification de loin de et .

Lemme 5.15
Tout graphe ayant un nombre fini de sommets et d'arêtes dans une variété de dimension possède un voisinage qui se rétracte sur lui.

Démonstration

On considère pour chaque sommet une carte dans laquelle les arêtes sont rectilignes. On met une boule euclidienne fermée autour du sommet dans cette carte. Puis on ajoute un tube difféomorphe à pour chaque arête pour obtenir . Le point essentiel 1 est que chaque boule autour d'un sommet se rétracte sur . À tout point de la boule, on associe la distance entre et l'arête la plus proche (qui n'est pas nécessairement unique) et la distance à la deuxième arête la plus proche. On peut avoir si est équidistant de deux arêtes. On envoie sur le point de l'arête la plus proche qui a pour norme . Cette définition n'est pas ambigüe car la parenthèse s'annule lorsque est équidistant de deux arêtes. La même observation montre que est continue sur . De plus ne bouge pas les points du graphe.

Ces rétractions de boules s'étendent aisément aux tubes autour des arêtes.

  1. La simplicité de cette démonstration doit beaucoup à une discussion avec Benoît Kloeckner, Frédéric Mazoit et Pierre Jammes.